SANDMAN OUVERTURE : NOUVEAU ET ULTIME CHAPITRE DU GRAND OEUVRE DE NEIL GAIMAN

Il est toujours hautement périlleux (et souvent hautement opportuniste) d'aller mettre la main à un chef d'oeuvre du passé, pour en proposer un appendice, ou une autre mouture. La mode ces temps derniers est à la "préquelle", c'est à dire raconter des choses qui se sont déroulées avant le récit proprement dit. Sandman n'échappe pas à cette tentation, avec une ouverture qui nous explique les raisons de la faiblesse et de la lassitude physique et mentale qui ont causé (en partie) l'asservissement du Rêve, tel que nous le rencontrons au début de l'oeuvre majuscule de Neil Gaiman. Tout est fait pour que le lecteur (habitué) ne soit pas dérouté. Les personnages principaux sont présents ou évoqués, comme les Infinis, ou le Corinthien, par exemple. L'imagination débridée et déconcertante de Gaiman frappe d'entrée, avec un aréopage de races et de mondes qui est convoqué, allant de la créature gazeuse à l'alien repoussant. C'est un feu d'artifice visuel, une orgie débridée qui explose la rétine et le cerveau. L'histoire décolle lorsque le Sandman et le Corinthien ont une divergence d'opinion assez animée, en 1915, au point que le maître des rêves décide de "décréer" la créature. Mais son intention est interrompue par une bien étrange convocation, qui l'amène sur un monde lointain, où est réunie une multitude de versions de lui-même, tel que perçues ou représentées par différentes races, cultures, univers. On y apprend que c'est la création toute entière qui est menacée, à cause d'une étoile qui est devenue folle et se comporte comme une métastase destructrice. C'est le début d'un parcours métaphysique, accompagné de la petite Espoir, qui porte bien son nom, et d'une incarnation alternative du Sandman, un gros matou énigmatique, qui permet un dialogue continu entre le "moi" du personnage et son "for intérieur". Encore que peut-être les choses ne sont-elles pas comme elles le semblent, et la vérité éclatera uniquement lorsque viendra l'heure de conclure ce album si déroutant. 

Les deux seuls problèmes que posent éventuellement cet album époustouflant, sont respectivement : l'impossibilité, pour le lecteur novice, de pénétrer dans l'univers de Sandman à travers cette Ouverture. Il est clair que celui qui n'a jamais lu auparavant les épisodes mythiques de la série, ou n'est pas familier avec l'écriture onirique et ultra dense de Gaiman, se sentira exclu de la fête, et ira voir ailleurs. Mais aussi (et ceci est mon ressenti personnel) le caractère plus "cosmique" et grandiloquent de ces pages, qui délaissent quelque peu l'intime et le relationnel humain, qui a fait le charme de certaines des pages les plus poétiques de Sandman. Je pinaille, car il est évident que nous avons entre les mains quelque chose de somptueux. J.H.Williams III au dessin est fantastique. Il possède une imagination débridée, une versatilité impressionnante, qui le pousse à varier les styles, les ambiances avant tout, selon le contexte qu'il représente, que ce soit la cité de lumière, par exemple, ou le royaume du père de notre Sandman (le Temps), et celui de la mère, la Nuit, où rien ne subsiste si ce n'est l'obscurité la plus totale, celle qui ne comprend et n'accepte en son sein que la solitude la plus totale. Le travail sur la couleur de Dave Stewart est tout aussi stupéfiant. Expliqué et documenté dans les bonus, c'est un autre atout majeur pour cette Ouverture qui donne parfois envie de s'arrêter longuement sur des doubles pages (ou plus, par deux fois il vous faudra déployer une sorte de longue splash page à panneaux) truffés de détails, de renvois au Sandman initial, d'éclairs lyriques inattendus. Quête fabuleuse mais hermétique, cet ouvrage est bien entendu absolument indispensable pour tous les lecteurs du travail de Neil Gaiman, et fortement conseillable à ceux qui placent de hautes exigences dans la bande-dessinée américaine moderne. Comme toute poésie échevelée qui se respecte, le sens et l'interprétation finale de cette Ouverture n'est pas aussi évident ou unique qu'on pourrait s'y attendre. Et on attend avec délectation la fin, les derniers mots, les dernières cases, pour s'assurer que tout ce qu'on a lu avant, depuis plusieurs décennies, existe bien et n'est pas seulement qu'un rêve, ultime pied de nez de Morphée, maître des songes, ceux qui hantent nos nuits et peuplent les entre-cases de nos chères comics, les enrichissent et les rendent si précieux. 





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