Que ce soit avec The Authority, Civil War, Superman Red Son ou bien les Ultimates, Mark Millar a toujours pris plaisir à mélanger le monde fantastique du superhéroïsme avec celui beaucoup plus réaliste et cynique de la politique américaine et internationale. Ce style particulièrement acide et qui donne de l'urticaire est la marque de fabrique d'un scénariste incontournable, qui a choisi ces dernières années de fonder son propre label pour tisser un univers en marge des grosses compagnies du comic book. Avec Jupiter's Legacy, Mark Millar ne se dément pas et va même encore plus loin, si cela est possible, dans le concept de méta-humains qu'il a mis sur pied. Ici les super-héros existent depuis les années 30 (le récit démarre en 1932, année où est apparu le Superman de Siegel et Shuster) et ils ont aidé l'humanité à venir à bout des plus grands ennemis de l'Histoire, à savoir la Grande Dépression en 1929 puis la Seconde Guerre mondiale. L'Utopien et sa femme Lady Liberty ont pris en main le monde entier et ce sont leurs exploits qui ont guidé l'humanité jusqu'au 21e siècle; puis ils ont eu deux fils, Chloé et Brandon, les co-protagonistes de cette histoire, qui doivent assumer l'héritage de leurs parents et accepter d'être bien malgré eux d'être les stars du moment, à une heure ou une nouvelle crise financière est en train de détruire l'économie et ou des nouveaux théâtres de guerre apparaissent chaque jour sur le globe. Mais est-ce bien quelque chose qui les intéresse..? Ces deux-là ont tout un tas de problèmes, ce sont des enfants gâtés et malmenés, ils cherchent la célébrité et versent dans les excès. En gros c'est un peu comme si vous aviez confié des supers pouvoirs à Lady Gaga ou Paris Hilton... ils manquent de cet esprit altruiste et de cette éthique morale qui sont nécessaires lorsqu'on revêt un costume de super-héros et qu'on a pour mission de protéger les plus faibles contre les super vilains. On retrouve la fille en situation d'overdose et avec une grossesse inattendue, alors que le fiston fréquente les boîtes branchés et branchent les filles dans les toilettes. Les pauvres n'ont rien demandé, après tout!
La relation entre parents et fils ressemble parfois à une tragédie shakespearienne aux accents oedipiens. Difficile de grandir sainement quand les modèles parentaux sont des parangons de vertu, des êtres aux super-pouvoirs toujours parfait, gentils, efficaces, serviables. La mère de Chloe, à presque cent ans, reste une femme belle et entourée de soupirants, qui fait de l'ombre à sa fille, par exemple. Reste un cas d'école, l'oncle Walter, doté d'un cerveau super développé et capable de manipuler les esprits, féru d'économie, qui souhaite redresser les finances de la planète par le biais d'un système qui lui est propre, sans scrupules, tel un apprenti sorcier. Millar s'en donne à cœur joie et ne cesse de surprendre le lecteur avec de nombreux coups de théâtre et un changement imprévu de direction en cours de route. Ses personnages sont intéressants car non seulement ils incarnent le révisionnisme super héroïque, à savoir cette nouvelle génération de héros plus réalistes et modernes, qui supplantent les anciens, mais ils sont aussi l'essence même de ce qui permet au lecteur de s'évader de la réalité et de se fondre dans un récit en bande dessinée. Chloé et Brandon sont ouvertement les créatures putatives d'auteurs comme Alan Moore et Frank Miller, et cet album est chargé en clin d'œil et citations de Hamlet à King Kong en passant par la série Lost ou Star Wars. L'héroïsme est passé à la moulinette post-moderne de la praticité, de la réalité géo-politique et de ses enjeux, puis digéré et assimilé par l'esprit nihiliste des temps qui rend toute chose, tout espoir, aussi vain qu'illusoire. Frank Quitely se charge d'illustrer l'ensemble avec le style particulier qui lui est propre, délaissant les fonds de case et le détail réaliste pour se concentrer sur les personnages, leurs luttes intestines, leurs déboires. Un parti pris vers l'humanisation de super humains. Dans Jupiter's Legacy Millar réussit même à se citer lui-même à plusieurs reprises; pour produire en bout de course une œuvre dérangeante, véritablement intrigante, qui fonctionne à plusieurs niveaux et qui vient nous rappeler combien le génial écossais est un auteur de grand talent, qui manque cruellement au grandes majors du comic-book américain, qui n'ont ni les moyens ni la verve nécessaire, la plupart du temps, pour se libérer des carcans et produire des oeuvres aussi originales et marquantes.
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