Nous étions à la fois excités à l'idée d'une adaptation de Sweet Tooth sur Netflix, et dans le même temps nous craignions le pire, étant donné la qualité exceptionnelle du matériau de départ et l'aspect indigent de la bande-annonce bien différente, qui ne laissait rien augurer de particulièrement bouleversant. Du reste il faut convenir d'une évidence, en éclipsant tout le côté horrifique et l'aspect le plus sombre de la bande dessinée de Jeff Lemire, c'est au final une patine un peu irréelle, une sorte de conte initiatique et fantastique (qui se marie d'ailleurs très bien avec une vision apocalyptique mais en partie bucolique de la société en déréliction) qui prennent le dessus. Pour autant, ici aussi c'est un virus qui a rapidement décimé l'humanité, sans crier garde, mais au delà de tous ces morts, il se produit l'impensable : dès que les humains commencent à être contaminés et à trépasser, nous assistons dans le même temps à la naissance partout dans le monde de petits garçons ou de petites filles dont les traits sont unis à ceux d'un animal. On les appelle des "hybrides" et le mignon héros de la série est un croisement entre un garçon et un cerf, dont il porte les cornes, mais aussi les petites oreilles poilues et ultra-sensibles qui lui donnent une expressivité permanente, et un côté éminemment sympathique. Dès le départ la chasse aux hybrides est ordonnée, car vous le savez, quand l'humanité est face à un problème qu'elle ne comprend pas, son premier réflexe est de chercher un bouc émissaire pour lui faire expier des événements dont il n'est pourtant pas la cause. Le père de Gus, c'est-à-dire notre héros, emmène son fiston nouveau né au plus profond des bois, dans une réserve naturelle que plus personne ne fréquente, et il va l'élever pendant de nombreuses années à l'abri des menaces, de ce qu'il reste du monde extérieur. Une condition sine qua non toutefois, interdiction formelle de sortir d'un périmètre large mais balisé, et la nécessité absolue de se cacher si quelqu'un venait à pénétrer sur cette chasse gardée. C'est bien évidemment ce qui se produit un jour, et les visiteurs sont tout sauf bien intentionnés. C'est à partir de là que l'histoire peut vraiment commencer. Gus est livré à lui-même (snif, adieu Papa) et finit par être pris par l'envie de découvrir le monde. Et ça tombe bien, il fait la rencontre de Jepperd, vagabond bourru et taillé dans le roc, qui le sauve d'un bien mauvais pas et qui accepte de le conduire jusqu'à l'endroit où le jeune hybride pense pouvoir retrouver sa mère (le Colorado). Non pas que Jepperd soit un vrai père de substitution empli de sollicitude et d'amour à l'idée d'aider son prochain, mais dans une situation aussi clairement désespérée, il faut faire avec ce qu'on a sous la main. Le type est un taiseux et on le devine empli de secret dont certains sont lourds à porter, mais en attendant, c'est la meilleure carte à jouer pour Gus s'il désire survivre et atteindre son objectif. La série télévisée se veut aussi polyphonique puisqu'elle se concentre sur d'autres personnages, comme une jeune femme qui ne trouvait plus sa place dans le monde et découvre enfin sa véritable vocation après que celui-ci se soit effondré (et après avoir recueillie Wendy, une hybride jeune fille/cochon) mais aussi le docteur Singh, qui a décidé d'abandonner la pratique de la médecine pour se consacrer aux soins à apporter à sa femme, victime (en rémission) de ce virus inconnu qui a dramatiquement réduit la population de la planète. Mais avec le temps il n'aura pas le choix s'il veut vraiment parvenir à trouver un remède définitif et universel, il lui faudra faire des concessions avec la morale et l'éthique, et franchir le pas qui le fera passer du côté obscur de sa personnalité. Sweet Tooth est une série qui est aussi très en phase avec notre actualité et plusieurs scènes fonctionnent comme autant de clins d'œil à ce que nous vivons encore aujourd'hui, comme par exemple un repas improvisé chez une famille de survivants alors que celle-ci garde le masque par crainte d'être infectée, tandis qu'il n'y a pas de contamination possible, ou encore au détour d'un gros plan la présence d'un masque chirurgical jeté au sol, ou des caisses de gel hydraulique. Si vous êtes avides des "easter eggs" vous trouverez aussi de nombreuses référence aux œuvres de Jeff Lemire, telle que Gideon Falls, ou Essex County. Si vous avez lu jusque là, vous sentez peut-être poindre en vous l'envie de dévorer cette série, décidés par la clémence, voire la bienveillance qui suinte de cette chronique. Attendez tout de même la suite...
Bon. Sweet Tooth sur Netflix est un produit lui aussi hybride. Une partie du corps est celui que Jeff Lemire a façonné au long de quarante épisodes d'une rare pertinence, merveilleux, une plongée prenante dans un monde post apocalyptique où l'angoisse vous étreint, avant un final cristallin. Mais c'est également le croisement génétique avec une fable stérile étiquetée "tout public" expurgée de la moindre aspérité, qui finit par plonger le lecteur averti dans une sorte de torpeur désabusée. Tout est lisse, propre, formaté, de l'aspect physique des personnages (Gus la tendresse, Jepperd la crème, le Docteur Singh un grand amoureux avec des vraies valeurs...) aux effets spéciaux (la jeune Wendy est affublée d'un faux nez grotesque, le castor boy Bobby est une marionnette sortie d'un épisode 3D des Muppets, et son utilité narrative est proche du néant absolu). Reste Abbott pour rehausser le niveau de la menace, et le statut des méchants de l'histoire, mais c'est tellement surjoué et caricatural qu'on pense avoir échoué dans un Walt Disney des années 60/70. C'est aussi valable pour Becky, à la tête de jeunes rebelles qui désirent plus que tout sauver les hybrides, et qui en portent les masques et les attributs, tout en passant leur temps à jouer aux auto tamponneuses et à s'affronter en réseau. Dans un monde où l'humanité s'est effondrée, où apparemment ne circulent plus de voitures et ne volent plus d'avion, eux ont conservé de bons générateurs électriques et une connexion 6G. Ils sont très prévoyants, ou simplement c'est grotesque là aussi. Gus s'amuse bien avec eux, le temps d'un épisode, et c'est précisément là le point de bascule de la série, cette césure où l'échec devient patent, où les quelques bonnes intuitions, et les rares points d'ancrage avec la matériau de départ volent en éclat. La pantalonnade remplace le doute et la bonne volonté. Oui, un peu d'espoir ne fait pas de mal dans un monde de brutes, oui un peu d'honnêteté foncière réchauffe les cœurs des plus endurcis, mais ici il n'est question que d'opportunisme, de maladresse, de trahison, d'autant plus qu'on se répète, Jeff Lemire est auteur d'une merveille à l'état pur, d'un joyau de narration, expressif et touchant, dramatique et en définitive lumineux. Sur Netflix, ne brille que la couche de sucre glace qui étouffe la pâtisserie, colle au palais et entraîne la suffocation. De surcroit, les temps de la narration sont fort différents entre un comic book mensuel écrit et dessiné par le même artiste inspiré, et une série commandée en huit épisodes, confiée à un pool de réalisateurs, où il est souvent question d'allonger la sauce afin de remplir toutes les tasses. Au diable la saveur, le jus de chaussette fera office de cappuccino pour tous. Les aller retours entre le passé et le temps présents sont artificiels, forcés, et trop long (vous avez dit Jupiter's Legacy?) tandis que les scènes intimistes, censées tirer quelques larmes aux plus sensibles, en deviennent embarrassantes. Pour couronner l'ensemble, la voix of de James Brolin débite à longueur de temps des platitudes universelles, comme s'il récitait un florilège de messages hérités des biscuits chinois. Il y a plus de profondeur dans la copie du cancre qui passe son bac philosophie que dans cette "leçon de vie" fastidieuse, aussi convaincante et juste qu'un discours de Jean Castex. Tout est ciselé avec un gros burin pour aboutir à un final choral où enfin il se passe quelque chose, mais c'est uniquement pour instiller aux détenteurs des cordons de la bourse que oui, une seconde saison serait une bonne idée! Monsieur et Madame Downey Junior, les producteurs, ne nous en voudront pourtant pas si on préfère, et de loin, nous replonger dans les 40 épisodes de Sweet Tooth, un des meilleurs comics du XXI° siècle. Jeff, que nous adorons, que nous révérons presque, nous te pardonnons. Par contrat il va te falloir cautionner ce produit contrefait, qui est à l'œuvre de départ ce que peut être une paire de sneakers Air Max dénichée sur Wish. Sweet plouf.
L'intégrale de Sweet Tooth en VO pour une cinquantaine d'euros!
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