Chez Futuropolis, on a mis les petits plats dans les grands. Hard Boiled n'est pas une nouveauté à proprement parler, puisque le récit est sorti voici trente ans, mais il bénéficie aujourd'hui d'un grand format du plus bel effet, retravaillé, retraduit. L'objet est alléchant, et on peut désormais profiter pleinement des dessin de Darrow, et de sa folie créatrice débordante. L'histoire de Miller respire l'aliénation d'une société moderne où tout est déshumanisé, ou l'identité même est en danger, devant le surgissement d'une robotique omniprésente, d'un futur où la technologie et la science effacent progressivement l'humain, à qui il ne reste plus que l'abrutissement d'un quotidien répétitif et vidé de sens, et dirigé en coulisses par des multinationales, avec à leur tête (dans le cas présent) un amas de lard dégoûtant, un monstre adipeux sur le corps duquel rampent de jeunes masseuses comme autant de poupées déshumanisées. Des victimes donc, comme celles qui prennent imprudemment le métro le jour où les robots assassins unités 2 et 4 s'y livrent une lutte acharnée. Hard Boiled n'a rien de sérieux, au premier degré, c'est une orgie, une surenchère permanente de désastres, d'explosions, de violence destructrice, mais derrière le grand guignol des situations, c'est l'absurdité et la castration de l'ère moderne qui alimente une histoire tendu comme un élastique, toujours au bord de la rupture, qui se lit d'un trait, et sans concession. Et c'est beau à voir, pour ne rien gâcher. Très beau!
HARD BOILED : MILLER ET DARROW SANS LIMITE CHEZ FUTUROPOLIS
Il est de bon ton aujourd'hui de faire la fine bouche quand on évoque Frank Miller, dont les derniers travaux en date n'ont pas toujours été incontournables, ni les déclarations très inspirées. Mais ne vous y trompez pas, si les comics sont ce qu'ils sont de nos jours, s'ils sont même toujours là, aussi fringant, c'est en partie à l'ami Frank, et à une poignée d'autres iconoclastes démentiels que nous le devons, tant ils ont, à partir de la fin des années 80, apporté un vent frais dans une industrie qui flirtait avec la sclérose. Si Hard Boiled n'est pas son chef d'œuvre absolu, c'est assurément une histoire coup de poing, un de ces récits dérangés et dérangeants qui vous tombent dessus et vous assomme. Le protagoniste se nomme Carl Seltz, il est marié à une fort jolie créature qu'il aime durablement et le couple a deux enfants. En apparence donc, une vie rangée, pas de quoi en faire ce genre d'album. Sauf que dans le même temps il est aussi Nixon, agent spécial chargé de la récupération de crédit pour une compagnie d'assurance, et sa technique est simple : Los Angeles est sa zone de guerre, tous les coups sont permis, c'est Mad Max en centre ville. Mais encore, Carl et Nixon sont aussi l'unité 4, un assassin robotique ultra performant et "réparable à volonté" qui est le seul et dernier espoir des siens, à condition qu'il reprenne contact avec sa vraie nature, et qu'il cesse de se voir comme un humain normal, en dépit des apparences flagrantes. Un hybride de la cybernétique la plus délirante, un cauchemar cyberpunk où le récit est lancé comme un camion dans un étroit couloir. La subtilité n'est pas au rendez-vous, mais plutôt l'explosion permanente de violence, une succession jouissive d'accidents, de projectiles, de membres brisés ou arrachés. Souvent d'ailleurs les dégâts sont présentés sous forme d'une seule vignette, une splash page qui en dit plus long qu'un discours stérile. Il faut dire que le dessin est l'œuvre de Geof Darrow, qui n'a jamais oublié les leçons et l'impact d'une rencontre avec Moebius, en 1982, sur la plateau de Tron. Outre un sens de la narration malin et efficace (pas simple quand le scénario est de la nitroglycérine instable), l'artiste soigne tellement les détails, les clins d'œil, les moindres recoins de ses planches, qu'on peut systématiquement s'y arrêter, pour se rincer les mirettes, et s'extasier de tant de patience et d'inspiration conjuguées.
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