Si le conflit qui ravage l'univers de Nemesis atteint une portée aussi universelle et cosmique, c'est également parce que la frontière entre le bien et le mal, le camp des bons et le camp des méchants, est définitivement brouillé. L'action se déroule des milliers d'années dans le futur sur une Terre où n'existe plus qu'un puissant empire galactique du nom de Termight. Si la surface a été ravagée, sous le sol il existe tout un monde parcouru par des tubes de transport, une sorte de réseau de communication moderne, qui aboutit jusqu'à une étrange "rocade du trou noir", un lieu de passage qui permet aux hommes d'atteindre les profondeurs de l'espace, pour exterminer les aliens. Tout ceci est au service de Torquemada, qui gouverne le peuple d'une main de fer. Il s'agit d'une sorte de culturiste géant, parangon de la masculinité toxique, hanté par une vision pure et droite de la société. Un vrai délire mystico-eugéniste, grande critique acerbe de l'extrémisme religieux, qui le pousse à détruire toute forme de vie extraterrestre. Torquemada a d'ailleurs trucidé le fils de Nemesis, que l'on peut considérer comme le grand leader de la rébellion. C'est un alien lui aussi et son apparence est tout autant insolite qu'inquiétante. Le conflit entre ces deux-là a pris des proportions épiques, voire fatidiques, la haine et la folie de l'un trouvant dans l'amour pour le chaos et même une certaine forme de nihilisme de l'autre, de quoi alimenter une destruction inévitable. Au centre de ce conflit permanent, nous trouvons la belle Chastity, qui a eu des rapports charnels avec les deux ennemis jurés, manipulée par l'extraterrestre qui l'a hypnotisée, et qui l'a jetée dans les bras du dictateur fou pour être son "cheval de Troie". Elle est en fait une sorte de pièce maîtresse du conflit que les deux rivaux utilisent selon leur bon vouloir; on peut même considérer que le comportement de Nemesis est encore plus répréhensible car il hypnotise et efface les souvenirs de la jeune femme pour servir ses intérêts. Patt Mills livre ici une histoire totalement dingue, dont les sources et les ambitions sont multiples, que ce soir l'heroic fantasy, la science-fiction, le ridicule si dangereux du dogme religieux, ou encore la politique et le totalitarisme. Et la grande réussite, c'est d'éviter l'écueil de l'angélisme ou de la bonne grosse leçon de morale à asséner sans la moindre subtilité. Pas d'espoir, noir c'est noir. La prolifération des aliens sur Terre n'est pas sans danger et sans dérives, et il suffit de lire les pages postérieures à la grande résolution du duel Nemesis/Torquemada pour s'en convaincre (ce tome 3 achève leur longue bataille, et propose ce qui a été publié ensuite, notamment avec la "présidence" de Chastity, et la cohabitation fantasmagorique et si inventive des extraterrestres et des humains). Tout, de l'aspect simplement physique, aux machinations pour parvenir à leurs fins, stigmatisent les deux camps, dont l'aveuglement et le modus operandi sont tragiquement aveugles à la souffrance de tout ce qui les entoure.
Delirium a une particularité, pour notre grand plaisir : avoir un catalogue sous le signe de l'exigence, de l'audace, et proposer ses albums dans des écrins à la hauteur du contenu. C'est encore une fois ce qui caractérise Nemesis, pour un troisième et dernier tome, grand format, qui s'ouvre et se dévore presque comme un grimoire classieux. La saga de Patt Mills prend son envol sur les pages de 2000Ad, une revue britannique du début des années 80, qui est, pour simplifier, aussi importante dans la culture underground anglaise, que peut l'être Metal Hurlant pour la France. C'est là dedans que la contre-culture peut prospérer, et il ne semble pas y avoir de limites imposées à la créativité et aux délires des scénaristes qui ont carte blanche pour à peu près tout. Mills et Kevin O'Neill (puis John Hickleton, David Roach, Henry Flint...) vont donc ici faire feu de tout bois, dans une histoire où le moindre concept fait sourire, étonne, désarçonne. Chaque page demande à être lue, vraiment lue, et observée réellement, tant le trait est acéré, minutieux, tant les détails abondent, tant le récit foisonne de trouvailles novatrices pour se déployer. Restez pur ! Restez vigilants ! Restez droits ! assène Torquemada à longueur d'épisodes, et c'est cette litanie qui résume bien le climat de folie, de castration, d'hypocrisie, qui n'épargne rien ni personne, et trouve in fine un équilibre rarement atteint dans le discours de ce genre de comic-book, qui a trop tendance à confondre boussole morale, bon goût et narration débridée (éloquentes ces pages devant un tribunal, où Torquemada tente de justifier l'injustifiable, et y parvient!). Ici rien de tout cela, Mills lorgne plutôt du côté des anti-héros, voire franchement des monstres répugnants, sachant qu'il ne reste au lecteur qu'à se contenter de choisir entre le moindre des maux, puisque de toute façon il ne sera point question d'espoir. Tout est corrompu, tout est sali; pénétrer dans l'univers de Nemesis est une expérience déroutante et dérangeante, mais également salutaire. A (re)découvrir en urgence, avec cette conclusion brillante et démentielle.
Sortie cette semaine, le 21 janvier.
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