SOLEIL NOIR : L'HÉRITAGE DES TÉNÈBRES (CHEZ SHOCKDOM)




Signe des temps, annonciateur de la fin du monde, le soleil est un indicateur précieux dans nombre de croyances ou récits populaires. Imaginez-le disparaître ou changer d'aspect radicalement, et vous aurez tout de suite en tête des scènes de panique ou d'apocalypse, la réaction incontrôlée des masses terrifiées. Il y a seize ans de cela, c'est bien ce qui s'est produit dans cette histoire de Dario Sicchio; à la place d'avoir un beau soleil resplendissant en plein ciel, la planète s'est réveillée avec un astre noir menaçant. Certes, ça n'a pas duré plus de vingt-quatre heures, mais ça n'a pas été sans conséquences. Outre la folie et la violence qui ont éclaté, s'en est suivie une génération d'enfants nés avec une carnation grisâtre particulière, des yeux rouges et des cheveux blancs, des sortes d'albinos singuliers, tout de suite placés au ban de la société pour leurs différences. Ce sont les enfants qui ont été conçus durant le phénomène. Le soleil noir n'a pas été un événement unique puisque huit ans plus tard, cela s'est reproduit, avec à la clé une nouvelle génération de ceux que l'on nomme désormais les Fils du soleil noir. Bien entendu, la peur qui serpente dans toute la société est de voir cette boule crépusculaire surgir une troisième fois. Quatre ans après la seconde expérience traumatisante pour l'humanité, tout le monde recommence à s'agiter. En particulier, l'histoire se concentre sur la petite ville de Brightvale. Là où le conflit générationnel est très fort, y compris entre les deux "vagues" d'enfants particuliers. La première, ce sont ceux qui ont décidé d'assumer leurs différences, leurs pouvoirs, et qui pensent être destinés à quelque chose de plus grand. La seconde est l'objet de vexations, et n'a pas encore trouvé sa place dans un monde bien circonspect. Quand les premiers nommés décident d'aider les seconds à franchir un cap pour pouvoir enfin s'assumer, le font-ils par altruisme, ou poussés par un dessein tout personnel? 

Un doute permanent stratifie cette bande dessinée, où toute une foule de possibles est évoquée pour tenter d'élucider le mystère du Soleil noir; chacun pense avoir une explication rationnelle à apporter, selon sa formation, sa sensibilité scientifique ou philosophique, ou ses croyances théologiques par exemple. La vérité c'est que l'humanité tâtonne et que dans un monde où chacun prétend détenir une vérité (il suffit de voir comment nous avons affronté la crise du covid) la résolution du pourquoi et du comment est aussi impossible que relative. Même pour les Fils du soleil noir eux-mêmes, qui peuvent parvenir à pousser leurs victimes à leur obéir, en suggérant des ordres directs ou indirects, dont les effets sont néfastes. Si certains utilisent cette faculté pour humilier et imposer une forme de domination, d'autres (comme la jeune Clem, au départ naïve et désireuse d'apporter paix et concorde, c'est à dire amour) souhaiteraient pouvoir imposer... le bonheur. Si Dario Sicchio rend ici un hommage appuyé au Village des Damnés, film de 1960, il utilise le récit de départ pour immerger sa création dans le relativisme moderne le plus complet. Là aucune certitude n'est possible, ni aucune solidarité et unité d'intention, tant les individus semblent différents et éloignés les uns des autres, par leurs âges, leurs rêves, leurs terreurs profondes. Il est impossible de trouver dans Soleil Noir une morale, une leçon, la moindre volonté d'assommer le lecteur par une démonstration didactique, mais c'est une histoire ouverte, complexe, qui offre bien des facettes et s'amuse tout autant du pouvoir de la parole, de la persuasion, que de celui de la peur, qui est un autre moteur puissant. Letizia Cadonici illustre l'ensemble avec une économie de moyens efficace, rendue plausible par les couleurs de Francesco Segala, qui apportent énormément à l'ambiance et aux tonalités de la trame, selon ses évolutions. Sans artifice ou trucage, Cadonici offre de belles pages où l'émotion prend le pas sur la forme, qu'elle n'hésite pas à pervertir, lorsque la tension intérieure explose, à en devenir visible à l'extérieur. Une expérience de lecture fort originale qui vient enrichir le catalogue d'une maison d'édition (Shockdom France) qui fait de la versatilité et de la volonté de s'affranchir des barrières stylistiques et de genre une règle générale. Ne serait-ce pas ce qu'on est en droit de demander aujourd'hui, pour en finir avec les normes et les publications souvent trop convenues? 



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