BREAKWATER : L'AMITIÉ ET L'HUMANITÉ SELON KATRIONA CHAPMAN


Bienvenue à Brighton, une station balnéaire du sud de l'Angleterre, à l'ambiance cotonneuse. Pour être plus précis, bienvenue au Breakwater, qui est un grand cinéma de quartier en perte de vitesse. Si les lieux furent autrefois somptueux et très fréquentés, c'est loin d'être le cas aujourd'hui. On y retrouve la vie quotidienne de plusieurs employés et tout particulièrement Chris, une quadragénaire assez anonyme et dont la vie sentimentale et amicale est pratiquement au point mort. Elle est chargée un beau jour d'accueillir le petit nouveau, le dénommé Dan(iel). Gay, asiatique, adepte de la fête et toujours disponible et sympathique avec les autres, il ne va pas tarder à trouver sa place au sein de l'établissement et à convaincre Chris de s'ouvrir un peu. L'histoire se concentre aussi sur d'autres personnages qui travaillent dans le cinéma, et notamment un jeune gamin de 16 ans un peu paumé, qui n'a pas trouvé sa place dans le système scolaire et qui a quelques difficultés pour se fondre dans le moule de la vie professionnelle. Tous ces individus effectuent des tâches très routinières mais qui ont au moins l'avantage de ne pas être trop stressantes ou de demander une qualification et une concentration sans faille; en retour il faut parfois gérer l'insatisfaction du public, qui n'hésite pas à être désagréable, ou supporter de petites humiliations au quotidien, comme nettoyer toutes les saletés que laissent les spectateurs désobligeants derrière eux. Et là, je vous sens venir… mais tout ce que nous avons pu lire jusqu'à maintenant, cela peut-il suffire à faire d'un album une grande et belle épopée, ou bien ces portraits d'âmes en peine, esseulées et fragilisées, sont-ils à eux seuls l'essence même de cette bande dessinée au rythme lent et à la longue envoûtant ? La réponse est oui et non à la fois, mais clairement il faut bien comprendre qu'ici aucun effet spécial ne viendra interrompre votre lecture, qui ressemble à une expérience humaine aussi banale que poignante. C'est ce qui en fait le charme.




Katriona Chapman, l'artiste qui écrit et dessine ce roman graphique (le second de sa carrière) ne verse pas dans l'autobiographie; toutefois elle part d'éléments de sa propre existence. Par exemple, elle a véritablement accompli la tâche qui est celle des personnages de ce livre, durant une phase de sa jeunesse. C'est un récit humain et touchant donc, qui explore également les conséquences de la maladie psychique. Sans rien vous révéler sur la seconde partie du récit, disons qu'il y est question aussi des troubles de l'esprit, des conséquences que cela peut avoir sur l'individu qui en souffre, mais aussi sur ses proches, qui décident de l'aider. Jusqu'où convient-il de prêter main forte à qui est dans cette situation, et à partir de quand est-il préférable de couper les ponts pour se protéger soi-même ? C'est Dan lui-même qui évoque à un moment donné l'idée de s'éloigner des personnes toxiques. Il est donc question de ça ici, aussi, l'amitié, se trouver, se fréquenter, rendre la vie de l'un plus belle grâce à la présence de l'autre, mais aussi savoir fixer des limites et comprendre quand une relation devient parasitaire. Les petits portraits s'empilent et se croisent, se connectent pour faire de ce Breakwater une tapisserie sensible et sans artifice illustrée avec un trait charbonneux et mélancolique. L'ensemble est en effet réalisé en noir et blanc, et quitte assez peu le décor du cinéma, et ses coulisses, dont une grande partie abandonnée et qui recèle pourtant bien du potentiel. Comme si les lieux eux mêmes ne pouvaient pas correspondre pleinement aux attentes d'un monde moderne et compétitif, auquel se heurtent également les acteurs de cette chronique délicate. Katriona Chapman livre là un exemple remarquable de ce que peut être un regard transcendant, c'est à dire qui efface momentanément la grisaille et la routine du quotidien, pour aller saisir derrière ce qui se joue, et l'illumine. Sans pour autant le métamorphoser, ou prendre le chemin des rêves, juste le révéler, mieux le comprendre, pour l'accepter. Anatomie de l'humain, avec pudeur et clairvoyance. Disponible dès maintenant chez Futuropolis. 




Notre numéro de juin, 84 pages, gratuit :

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