À chaque fois que j'ai l'occasion de discuter avec un lecteur de bande dessinée qui ne s'intéresse absolument pas au Judge Dredd, l'excuse est plus ou moins la même : il s'agit selon lui d'un comic book violent avec pour protagoniste un personnage pseudo fasciste qui impose sa loi par la force; bref, le Punisher avec une moto et un insigne. Sauf que cette définition sommaire passe complètement à côté de son sujet, c'est-à-dire qu'elle ignore la drôlerie, le sarcasme, le commentaire politique et social qui sont présents
dans la très grande majorité des aventures du juge. Si vous ne me croyez pas, vous pouvez toujours faire un tour chez Delirium, qui propose dans la collection Les affaires classées tous ces récits qui ont fait les grandes heures du magazine anglais 2000 AD. Nous en sommes au tome 7 qui couvre les numéros 271 à 321, c'est-à-dire les années 2104 et 2105, si nous nous en tenons à la chronologie inhérente à l'histoire. Et c'est une période particulièrement dramatique, puisque la Guerre de l'Apocalypse vient de se terminer. Du répit certes, mais quel est le nombre des victimes et l'étendue des dégâts, alors que la ville de Mega-City One est un chantier incroyable; tout est à reconstruire ou à refaire. Dès les premières histoires; nous avons droit à des tranches de vie savoureuses, comme par exemple le terrible Leglock, un robot catcheur qui assoit son autorité à travers la violence et l'art si particulier qu'il pratique. La ville est aussi l'objet d'une attaque singulière, celle de la Ligue des Fatties, qui veulent imposer la loi du plus gras. Les denrées alimentaires manquent, comme tout le reste d'ailleurs, et évidemment les plus obèses exigent plus de nourriture pour conserver leur bel aspect dodu bien gras. Une ode à l'égoïsme et l'individualisme qui frappe juste et qui nous fait bien rire. C'est ensuite l'apparition d'un mystérieux champignon vénéneux et radioactif, dont les spores provoquent d'horrible éruptions cutanées, puis la mort. Fongus, tel est le nom de ce fléau qui commence à se répandre un peu par hasard. La résolution de cette histoire passe par une morale fréquente dans Judge Dredd : pour le bien de la communauté tout est possible, y compris ce qui à nos yeux d'occidentaux bien élevés est considéré comme totalement amoral. La critique de la société des médias n'est pas épargnée, avec un animateur de jeux télévisés un peu raté, qui pour se venger de ses déboires enlève puis torture ses collègues, en les faisant participer au Jeu des jeux, truffé d'épreuves meurtrières. Et que dire de la nouvelle campagne publicitaire pour les produits Dégueu, qui parvient à convaincre la population de se nourrir de soupe de bactéries, de rondelles de serpent, bref du pire des déchets alimentaires ? John Wagner et Alan Grant ne connaissent pas de limite, leur imagination débridée fait feu de tout bois et c'est non seulement intelligent, mais je le répète, éminemment drôle !
Bien entendu, il n'est pas possible non plus de résumer Judge Dredd à une poilade permanente, la version comics des programmes de Rires et Chansons. Le titre est aussi une excellente incursion dans la science fiction et le commentaire social et politique d'anticipation, dans un futur pas si lointain où l'ordre et la justice ont été poussés à leur paroxysme, dans une mégapole où la moindre infraction est immédiatement sanctionnée par un corps des Juges implacable, emmené par son représentant le plus zélé, qui ne prend jamais de repos, et n'accorde ou ne s'accorde pas le moindre passe-droit. La loi c'est lui, la loi c'est la loi. S'il faut tirer dans le tas pour la faire respecter, le lawgiver est l'arme adaptée. Elle dispense la loi tout autant que la mort, la sanction est le pivot sur lequel repose le respect et l'obéissance des masses. L'histoire se déroule en "temps réel" ou tout du moins adopte une chronologie cohérente, ce qui explique par exemple les conséquences de la Guerre de l'Apocalypse, ou le retour d'anciens ennemis qui se liguent contre Dredd, comme Fink Angel et son frère Mean Machine (avec ce cadran numéroté de 1 à 4 sur le front, qui lui permet de régler le degré de violence qu'il s'apprête à commettre), manipulés par l'Enfant-Juge, depuis la planète Xanadu où il est en exil. C'est ce qui explique aussi la présence d'un juge de la grande cité rivale de East-Meg One, qui ignore l'issue défavorable pour son camp de la grande guerre qui s'est achevée, et s'octroie un baroud d'honneur pathétique et pétillant avant de rencontrer Dredd. On retrouve aussi d'autres personnages récurrents, comme cet aréopage de criminels qui se réunit une fois par mois, pour trouver le meilleur mois de commettre toute sorte de délits et de se débarrasser des Juges. En vain, ça va de soi. Les dessins de ces épisodes sont réalisés en grande partie par Carlos Ezquerra, créateur du personnage, dont le trait presque caricatural donne une patine indie encore plus poussée à la série, qui contraste avec les planches plus réalistes et en phase avec les comics de super-héros traditionnels que peut produire Ron Smith (ses "presque" splash pages sont superbes et ont un vrai impact visuel). Steve Dillon est aussi l'auteur de quelques pages, où il est question du sauvage Hagg le Trappeur, et son travail également est d'excellente facture. Un tome sept riche et qui n'ennuie pas un seul instant, et reste accessible de manière indépendante, même au lecteur encore vierge de la moindre incursion à Mega-City One. C'est réjouissant, intelligent, et ça fait partie du patrimoine culturel anglais, du haut du panier de ces dernières décennies. Grok alors, c'est disponible dès maintenant !
Et n'oubliez pas que votre numéro de juin est disponible
84 pages, gratuit !
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