Avec le volume intitulé Bête noire, nous voici arrivés au troisième chapitre des aventures de l'inspecteur Lebrock, le blaireau le plus efficace de la police de Scotland Yard. L'action se situe toujours dans cet univers steampunk/art nouveau truffé d'animaux anthropomorphes; la France de Napoléon est parvenue à envahir l'Angleterre et à la dominer, au point d'asseoir un empire incontesté jusqu'à nos jours (ou presque). Depuis une vingtaine d'années, les Anglais ont obtenu leur indépendance (de haute lutte) tandis qu'un nouveau gouvernement règne du côté de Paris. Pardon, je veux dire de Grandville ! Un gouvernement populaire et pour le peuple, qui bien entendu n'est pas vu d'un très bon œil par tout le monde. Par exemple, les industriels et les puissants, ceux qui se nourrissent des drames et des larmes du prolétariat, les fabricants d'armes, les capitalistes sans foi ni loi, les racistes et les spécistes… ceux-là aimeraient faciliter l'accession au pouvoir d'une caste de privilégiés sans pitié, pour continuer à se partager les meilleures parts du gâteau. C'est dans ce climat un peu particulier qu'est assassiné Gustave Corbeau, un artiste de renom. Il est bien difficile de découvrir comment le crime a pu être perpétré, puisque le corps a été retrouvé dans son atelier privé, hermétiquement clos, avec des gardes devant l'entrée. Aucune trace d'effraction, personne ne semble entré et donc par la même sorti. Lebrock et son fidèle adjoint Ratzi sont convoqués à Grandville et ils commencent à mener l'enquête, qui dans un premier temps les conduit chez un des rivaux de la victime, Auguste Rodent, celui qui justement a reçu la mission de poursuivre les travail d'une grande œuvre, que le gouvernement avait commissionnée à Corbeau et qui devait être affichée très prochainement, sur ce qui était autrefois la gare d'Orsay. C'est parti pour un nouveau jeu de piste au sens propre (Lebrock cherche le coupable) comme au figuré (les nombreuses références à l'art, à commencer par le nom des peintres, ou encore les personnages de bande-dessinées brièvement invités, comme Garfield, Nestor le valet de Moulinsart, ou encore un hommage à Blake et Mortimer).
Pour qu'une aventure de ce genre soit pleinement réussie, il faut un vilain d'envergure. Et ici, nous avons trouvé un candidat parfait en la personne d'Aristote Krapaud. Vil industriel xénophobe et mégalomane, il accumule richesse et pouvoir sans se lasser, en désire toujours plus, jusqu'à en arriver presque naturellement à la possibilité d'un coup d'état. Je vous laisse bien évidemment la surprise en découvrant la dynamique de cette histoire et ses diverses rebondissements. Sachez que Bryan Talbot est plus que jamais capable d'interpréter les pires défauts de notre époque et de les insérer avec intelligence et sensibilité dans une bande dessinée, où les méfaits du capitalisme débridé et un parfum de xénophobie latente et dérangeante sont autant d'ennemis insaisissables. Au milieu de tout cela, l'inspecteur Lebrock assène des bourre-pif et en arrive aux bonnes déductions, tout en mettant à nu ses propres fragilité, qui apparaissent clairement dans sa relation avec Billie, une sorte de professionnelle du plaisir, qui peu à peu est parvenue à conquérir son cœur. Notre blaireau (au sens littéral du terme) serait même sur le point de faire le grand pas, sauf que vous le savez, les héros ont souvent besoin d'être seul, s'ils ne veulent pas que les adversaires s'en prennent à leur famille ou leurs affects. L'ensemble est toujours illustré aussi brillamment, avec une attention constante aux détails, un sens de la mise en scène et une diversité dans les espèces et les types représentés, qui font de Grandville un plaisir visuel truffé de clins d'œil et de renvois intelligents, drôles ou savants. Et à ce sujet, il est toujours intéressant d'avoir en fin d'ouvrage un appendice fort généreux en explications, délivré par l'artiste lui-même, qui met en lumière ses inspirations et présente l'envers du décor. Grandville dans son intégralité, au fil des tomes, chez Delirium, est un des grands plaisirs de lecture du moment, dont l'accomplissement repose aussi sur votre participation et votre curiosité. C'est à vous de jouer.
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