C'est déjà le retour du duo fabuleux, Ed Brubaker et Sean Phillips, les maîtres du polar américain, qui sont devenus ces dernières années aussi prolixes que géniaux. Pour cette nouvelle fournée, un album disponible chez Delcourt portant le titre de Night fever, nous retrouvons un agent littéraire américain, Jonathan Webb, qui est venu en Europe pour négocier de nouveaux titres pour les éditeurs. Il participe à un salon spécialisé et traîne une forme de spleen existentiel, devisant sur ce que signifie avoir réellement réussi sa vie. Seul dans sa chambre d'hôtel il en arrive à la conclusion que "le truc c'est qu'on peut en même temps réussir et tout rater". L'existence de Jonathan va toutefois basculer le jour où il va suivre dans les rues d'une ville indéfinie, jamais nommée (ambiance très italienne ou française toutefois), un couple élégamment masqué, vraisemblablement dirigé vers une de ces soirées secrètes où les notables du coin s'amusent, entre orgie sexuelle et consommation d'alcool et de drogue. Parvenu sur les lieux, Webb réussit à entrer en donnant une fausse identité au service de sécurité et il constate qu'il ne s'était pas trompé. Sa première réaction est de s'asseoir à une table de poker et de profiter du prêt impressionnant qu'on lui a consenti, lorsqu'il a décliné son faux nom. La soirée se passe merveilleusement bien, comme s'il était devenu quelqu'un d'autre, comme si en s'affranchissant de sa réalité quotidienne, avec ses banalités, ses doutes, ses incertitudes, il était parvenu à incarner enfin cet autre, tapi en lui-même, cette bête sûr d'elle-même qui ne se laisse démonter par rien. Autre fait d'importance, à la sortie de cette réunion secrète, il est renversé par une voiture, menacé par un type peu recommandable et sauvé par un certain Rainer, dont la violence n'a d'égale que le mystère.
Finalement, la question qui se pose c'est : qui sommes-nous tout au fond de notre inconscient, que sommes-nous capables de faire, si nous lâchons prise une bonne fois pour toutes, si nous mettons de côté la morale, nos petites habitudes, si nous cessons de nous préoccuper de ce que l'on attend de nous, pour agir sans même réfléchir ? Ici, la question se pose mais la réponse a de quoi glacer le sang. Après tout, avec Ed Brubaker, comme vous pouvez le deviner, ça se termine régulièrement avec une arme dans la main, un cadavre quelque part et une machination qui place la victime dans une bien mauvaise posture. Excellente nouvelle pour ceux qui orientent le choix de leurs achats en fonction du dessin, puisque Sean Phillips (que nous apprécions déjà grandement en temps normal) signe ici un de ces travaux les plus remarquables. Explication de la chose : il a préparé des planches au format double par rapport à d'habitude, ce qui lui donne la possibilité de traiter les détails, les visages, avec encore plus de minutie. Et cela se voit car l'intégralité de Night fever est extrêmement soignée, d'autant plus que la mise en couleurs du fiston Jacob continue de faire des merveilles pour ce type de récit, qui se déroule en très grande partie dans l'obscurité ou les lumières tamisées de salles fréquentées par des happy few. Tranquillement, sans prétendre au chef-d'œuvre absolu de leur carrière en commun, les deux compères Brubaker Phillips livrent une fois de plus une histoire passionnante et rondement bien menée, qui sert aussi de récréation bienvenue pour les deux artistes, ces temps derniers engagés comme dans des forcenés dans le projet Reckless, pour lequel ils ont produit cinq albums en deux ans. Une doublette qui est une garantie et dont je ne me lasse personnellement jamais.
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