ARROWSMITH : GUERRE ET MAGIE SELON KURT BUSIEK CARLOS PACHECO ET JESUS MERINO


Le conflit ressemble furieusement à celui que nos ancêtres ont combattu, mais le contexte géopolitique est différent. Arrowsmith est une uchronie, le cours des événements, de l'Atlantide à la première Guerre Mondiale a suivi son propre flux. La France s'appelle la Gaule et fait face à la Prusse et le Tyrol, aidé par la Lotharingie et Albion, par exemple. Une guerre, c'est à la fois la foire aux horreurs et une ode au romantisme, celui (faussement lyrique) des héros de la patrie qui font le noble sacrifice de leur jeunesse et terrassent l'ennemi. Dans l'univers inventé par Kurt Busiek, les "aériens" sont au-dessus de la mêlée, des fantassins. Ils volent grâce à des sortilèges, la magie est au service de l'effort de guerre. Fletcher Arrowsmith est le personnage principal de cette histoire : le jeune homme décide de s'engager et de rejoindre l'Europe pour rétablir la paix; nous allons suivre à chaque épisode les différentes étapes de ce qui peut aussi être vu comme un roman de formation, de la découverte de ce que signifie la vie militaire aux premières missions couronnées de succès, la camaraderie, mais aussi très vite les premiers blessés graves et les premiers décès, y compris parmi ceux qu'on apprécie le plus. Point d'orgue de tout cela, la découverte de l'atrocité de la guerre. Quand il n'y a plus rien d'autre à faire que d'attaquer sans discernement, quand les civils périssent malgré leur innocence, quand la meilleure bonne volonté disparaît, ensevelie par la violence, l'urgence, les armes ou comme ici les sortilèges, ce qui revient un peu au même. Arrowsmith est incontestablement doué et de page en page, il gagne ses galons et finira même par devenir un meneur d'hommes; mais il y a un prix à payer pour chaque chose et certaines victoires sont acquises à la Pyrrhus, ne laissent aucunement l'envie à celui qui triomphe de les célébrer comme il se doit. Cette splendide bande dessinée est tout ceci à la fois, de l'héroïsme d'antan et du désespoir très contemporain. Le meilleur et le pire de l'humanité, selon les moments et les point de vue. 


Kurt Busiek possède une véritable science de la narration, ce qui lui permet d'unir et de porter à bout de bras les différents aspects qui se répondent dans l'histoire principale. On aborde des sujets comme le thème de la guerre et de ses horreurs, les motivations du jeune protagoniste, ses relations avec les autres, les réactions des personnes impliquées dans la guerre. Le scénariste construit des psychologies simples mais pas simplistes, sans surcharger une tapisserie déjà dense en événements et en informations de tout type. On apprécie grandement, sur ce point, la riche chronologie historique publiée en épilogue à cette édition, qui permet de comprendre à quel point il n'a pas été aisé de réécrire l'histoire du monde politique, en la corrigeant, en la déviant pour l'amener à l'univers ici dépeint. Le regretté Carlos Pacheco, après bien des titres de super-héros, peut prendre en main ici une histoire dans laquelle il doit alterner des créations et créatures magiques avec des moments plus terre-à-terre. Le résultat  est efficace et fascinant, avec une mise en page régulière et une construction des planches admirable. L'attention portée aux expressions, la capacité de briller dans les moments de bravoure comme dans les scènes intimistes, tout ceci est remarquable, d'autant plus que le dessinateur espagnol n'a jamais été aussi bon que lorsqu'il bénéficie de l'encrage d'un Jesus Merino orfèvre en la matière, bien plus qu'un simple aide de camp, littéralement un cocréateur graphique ajouté. Le message clairement lisible entre les pages de cet Arrowsmith est une condamnation de la guerre, qui, même nimbée de magie, de lutins et de créatures fantastiques, reste horrible, dévastatrice, inhumaine ; mais c'est aussi une condamnation de ceux qui dirigent la guerre d'en haut, qui la dirigent sans penser à ceux qui la combattent physiquement, ou qui la subissent au quotidien, même s'ils ne veulent pas faire souffrir ou s'impliquer. C'est terriblement d'actualité, ces jours derniers. La magie dans l'univers d'Arrowsmith n'est pas un outil pour réduire le nombre de morts ou styliser la destruction. Entre les mains de la folie humaine, elle est simplement une arme de plus, encore plus meurtrière et plus spectaculaire. Un constat mis en lumière par une histoire qui ne cache pas ses tranchées remplies de cadavres, ses innocents massacrés, la difficulté, même en présence d'un "mal incarné" fantomatique, à trouver suffisamment de clarté pour distinguer nettement le "bien" du "mal". Arrowsmith n'est pas qu'un simple comic book où la fantastique et l'uchronie permettent de rêver et de frissonner, c'est une œuvre toujours moderne et d'une réelle ambition artistique et philosophique, que vous pouvez redécouvrir chez Delcourt, à partir de cette fin de semaine. 



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