ANZUELO : L'OEUVRE TOUTE PERSONNELLE D'EMMA RIOS CHEZ 404 GRAPHIC


 Il est rare qu’une bande dessinée post-apocalyptique commence sans tambour ni trompette, sans zombies, cyborgs ni bombes atomiques à foison. Dans Anzuelo, Emma Ríos choisit au contraire un tsunami discret mais définitif, une vague qui efface la civilisation d’un geste, comme on nettoie une ardoise. Reste un trio d’enfants échoués dans un monde englouti : Izma, Lucio et Nubero, livrés à eux-mêmes, avec pour seules ressources un feu vacillant, quelques coquillages et une bonne dose d’angoisse existentielle. Dit comme ça, ça pourrait ressembler à une version 2.0 de Sa Majesté des mouches, mais le récit se veut expurgé de la cruauté de ce monument de la littérature. Emma Ríos, qu’on connaissait comme dessinatrice brillante (Pretty Deadly, Doctor Strange season one...), signe ici un ouvrage totalement personnel, peinture, écriture, lettrage, qui lui a pris trois ans de son existence. Elle peint au lavis un monde d’après, fait de plages humides, de regards noyés et de silences qui durent parfois une planche entière. L’eau n’est pas qu’un décor : elle imbibe le papier, s’infiltre dans la narration, et finit par couler dans nos propres pensées. La structure rigoureuse des cases, presque chirurgicale, contraste avec ce monde décomposé ; comme si la planche elle-même tentait de résister à la désagrégation du réel. L’histoire progresse sans fournir de réelles explications : si un personnage se voit doté à l'improviste de branchies ou se désintègre pour revenir plus tard en puzzle recomposé, il ne faudra pas compter sur une note de bas de page ou un laïus scientifique pour s’en sortir. Anzuelo nous impose d’accepter, sans comprendre, comme les enfants eux-mêmes. C’est parfois déroutant, mais toujours cohérent : ici, le monde a changé, et la logique humaine n’est plus l’unité de mesure. Mais sous les métamorphoses et les reflets troubles, la question simple est : que signifie être utile, ou même “être”, quand tout ce qui définissait notre place dans le monde a disparu ? Dans cette micro-société reconstruite sur des ruines liquides, chacun cherche une fonction, un rôle, un but. Mais faut-il être “fonctionnel” pour avoir de la valeur ? Peut-on servir la communauté sans perdre son identité propre et devenir un autre, qui ne nous ressemble plus ? À mesure que la petite société se structure, l’ordre naissant se met à ressembler à une contrainte, voire à une forme douce de violence. 



Il faut donc se réorganiser, tourner le dos à de vieilles habitudes pourtant indispensables, dans tout bon récit survivaliste. Hors de question de chasser, de tuer pour se nourrir. Quitte à se transformer en cormoran et laisser la petite communauté se nourrir des cadavres d'oiseaux post-transformations. Le dessin, en aquarelle subtilement numérisée, fonctionne à la fois comme écriture, musique et mise en scène. L’image chez Ríos n’illustre pas le texte, elle le compose. Le rythme vient des silences, des gestes hésitants, de la façon dont l’eau floute les contours. Le lettrage, réalisé à partir de sa propre écriture manuscrite, fond encore davantage la voix de l’autrice dans l’image. C’est une bande dessinée où chaque goutte semble peser dans la narration, où chaque planche devient un tableau mouvant, hanté par des absences. Un tel tour de force graphique qu'on peut le qualifier d'hypnotique, en tous les cas capable de faire oublier l'évanescence apparente, par moments, d'une histoire qui n'est de toute manière pas faite pour tout le monde, cela est vrai. Car Emma Ríos ne cède jamais à la tentation de l’explication. Elle préfère la sensation au concept, le trouble à la démonstration. C’est exigeant, mais profondément respectueux du lecteur : celui-ci n’est pas un spectateur, mais un naufragé parmi les autres, sommé de se débrouiller comme ces gosses qui déconstruisent et réapprennent. Conte philosophique à évolution lente, Anzuelo questionne ce que nous devenons quand il n’y a plus de société où nous intégrer, plus de langage pour tout baliser. Une fluidité totale, qui se retrouve aussi dans la représentation des personnages, qui brouille l'idée de genres dès les premières cases. Du reste, le "iel" et l'écriture inclusive ne sont pas absent des débats (et je suis loin de souscrire à cette façon de faire, mais ici cela s'insère dans une esthétique, dans un parti pris narratif). Bref, laissez-vous prendre au piège, que dis-je, à l'hameçon (Anzuelo en VF), avec de surcroit un énième écrin à la hauteur proposé par 404 Graphic, qui fait de chaque parution une expérience artistique et sensorielle. 


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200ÈME NUMÉRO DU PODCAST LE BULLEUR : UN PÈRE (CHEZ CASTERMAN)


 200e épisode du podcast Le bulleur ! Avec : Un père, album que l’on doit à Jean-Louis Tripp, un ouvrage publié chez Casterman. Cette semaine aussi, le podcast revient sur l’actualité de la bande dessinée et des sorties avec :


- La sortie de l’album Les étincelles que l’on doit à Pauline Lega ainsi qu’aux éditions Sarbacane


- La sortie de l’album Caballero Bueno que l’on doit au scénario de Thomas Lavachery, au dessin de Thomas Gilbert et c’est édité chez Rue de Sèvres


- La sortie de l’album Plus loin qu’ailleurs que l’on doit à Christophe Chabouté, un titre édité chez Glénat sous le label Vents d’ouest


- La sortie de l’album Le diable et Coral que l’on doit à Josep Homs, un titre édité chez Dargaud


- La sortie de l’album Candy Superstar et les muses de la pop que l’on doit au scénario de Claire Translate, au dessin de Livio Bernardo et c’est édité chez Delcourt dans la collection Encrages


- La réédition de l’album Chiens de prairie qui revient en librairie chez Anspach, un titre signé Philippe Foerster au scénario et Philippe Berthet au dessin.



 
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ABSOLUTE SUPERMAN TOME 1 : LES POUSSIÈRES DE KRYPTON


 Il va falloir que vous vous y fassiez. Oui, le label Absolute est véritablement synonyme d’audace éditoriale, de relecture radicale, voire de grand écart narratif. Après Absolute Batman et Absolute Wonder Woman, voici donc pour finir (pour cette première salve chez Urban Comics) Absolute Superman, signé Jason Aaron et magnifiquement mis en images par Rafa Sandoval. Une nouvelle mouture qui ose tout et réussit tout ce qu'elle entreprend. Rien que ça. Première surprise : Krypton. Exit les cristaux rétro-futuristes ou les déserts glacés de l’ère Byrne. Ici, c’est une planète rongée par la bureaucratie, structurée en castes, et tout droit sortie d’un cauchemar d’exécutif middle-management. Jor-El et Lara ne sont plus les scientifiques de toujours : ce sont des prolétaires engagés, exclus pour avoir eu le mauvais goût de crier au désastre écologique. Jason Aaron revisite les fondations du mythe en remplaçant la froide rationalité par la chaleur humaine. Et contre toute attente, ça fonctionne : ce Krypton-là a du cœur, du drame, et même des outils agricoles. Sur Terre, Kal-El a troqué son costume lisse pour une armure/combinaison vivante régulée par une IA baptisée Sol, voix pragmatique parfois tentée de lui souffler de ne pas trop jouer les syndicalistes. Mais le Superman version Absolute, même affaibli, n’hésite pas à se frotter aux Peacemakers 2.0 pour défendre des mineurs surexploités en Amérique du Sud. Un retour aux racines sociales du personnage ? Absolument. Car Aaron ne déconstruit pas Superman, il le ré-ancre : dans la boue, dans la lutte, dans le réel. En gros, ce que Grant Morrison a tenté d'écrire avec le début des New 52, mais sans approfondir vraiment le concept. Les puristes feront sans doute de la spasmophilie devant tant de libertés : Lois Lane militaire, pas de Daily Planet à l’horizon, une symbolique kryptonienne redéfinie… À quoi bon appeler ce personnage Superman si on change tout ? Eh bien, parce qu’en réalité, on ne change rien de l’essentiel. Aaron a compris ce que tant d'autres ont oublié : Superman, c’est l’espoir en action, le refus de l’injustice, même quand cela coûte. Ce n’est pas "notre" Superman ? Non. Et tant mieux. Il n’a pas vocation à rassurer, mais à nous rappeler ce qu’est un héros. Et les héros sont proches du peuple, issus du peuple.


 

Ce Superman là est organique et humain, il ne triche pas. Dans sa défense des opprimés, qu'il fréquente, qu'il assiste, en temps que prolétaire révolté devant les injustices commises par ceux qui peuvent et donc se permettent un peu tout et n'importe quoi. Et aussi dans sa manière de vivre et d'interagir avec le monde, comme lorsqu'encore jeune écolier sur Krypton, il subissait les foudres de ses enseignants parce qu'il insistait pour écrire ses textes seul, sans recourir à l'intelligence artificielle, détentrice de tout le savoir de son monde. D'ailleurs, savoir, sur sa planète natale, c'est un peu fomenter la révolte, représenter un trouble majeur à l'ordre public. Le monde se meurt, sans que ses couches ouvrières ne le sachent, pendant que les élites tentent d'évacuer dans la plus grande discrétion. De quoi forger un mental et surtout un moral pour le futur Homme d'Acier. Côté dessin, Sandoval régale. Son Superman est minéral, presque tellurique, vibre d’une intensité brute, renforcée par les couleurs terreuses magnifiques d’Ulises Arreola. La chaleur visuelle contraste avec la froideur de "l’armure", ce qui instaure un équilibre subtil entre l’homme et l’icône. La cape notamment, est une trouvaille visuelle très intrigante. Chaque page semble ciselée pour servir la cause : donner chair à un mythe différent, mais semblable. Absolute Superman est clairement un paradoxe réussi : le titre réinvente sans trahir, bouscule sans perdre le cap. Il pose des questions, ose des réponses, et surtout, il ne cherche pas à tout prix à plaire à ceux qui veulent encore et toujours le Superman "classique". Il propose une autre voie. Tout en resservant les personnages secondaires essentiels (Lois Lane, Jimmy Olsen, entre autres) à des fonctions inattendues mais somme toute logiques. Et à voir le héros se diriger vers Smallville, en toute fin d'album, on a hâte de lire la suite, pour voir la légende s'étoffer.

Sortie le 30 mai.


 

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ORIGINES : LE DERNIER ESPOIR DE L'HUMANITÉ 2.0 CHEZ 404 GRAPHIC


 Dans un futur lointain, où la Terre n’est plus qu’un écho virtuel et toxique de notre civilisation disparue, Origines ouvre les portes d’un monde où l’être humain n’existe plus que sous forme de vague souvenir… ou de projet de résurrection. Le pitch de cette merveille ? Un bébé nommé David naît dans un monde vidé de ses congénères : il a été conçu artificiellement comme le plan de secours de l’humanité. Mais attention : ce n’est pas un conte de fées post-apocalyptique, c’est plutôt un Eden où les serpents ont été remplacés par une intelligence artificielle baptisée Le Réseau, aussi mystérieuse que létale. Dès le premier numéro, on est saisi par l’esthétique flamboyante et glaçante de Jakub Rebelka, superbement aidé par les couleurs de Patricio Delpeche. Qui plus est, la qualité et le grain du papier choisi cette fois encore par 404 Graphic ne fait que renforcer cette stupeur visuelle. La nature a repris ses droits, certes, mais pas avec la douce quiétude d’un documentaire animalier. Chaque page transpire la mélancolie d’un monde où les vestiges humains – musées, carcasses, technologies mortes – ne sont plus que décors d’un opéra muet. L’ironie n’est jamais loin : le dernier bastion de l’espèce humaine n’est autre que… le Musée d’Histoire Naturelle. Comme quoi, Darwin avait peut-être tort, ou du moins il aurait dû prévoir une mise à jour. Le scénario, signé Clay McLeod Chapman (sur une idée originale d’Arash Amel, Lee Krieger et Joseph Oxford), joue la carte du mystère avec une rigueur presque frustrante au départ. Peu d’explications, beaucoup de silences, des dialogues sobres ponctués de flashbacks et de récits internes. David, en pleine reformation (littéralement imprimé en 3D pour le salut pour l’humanité), grandit sous la tutelle de Chloe, androïde (gynoïde) au cœur programmé pour aimer. Elle est la figure maternelle et morale, mais aussi l’une des créations de David lui-même, dans sa vie antérieure… car oui, twist biblique : David Adam n’est pas seulement un nouveau-né, il est aussi celui qui, autrefois, a précipité la chute de l’humanité !



La série flirte sans arrêt avec les mythes : on pense évidemment à Adam et Ève, mais aussi à Prométhée, Frankenstein ou même CARL 500. David est à la fois l’Alpha et l’Oméga, créateur devenu possibilité de rédemption, et sa mémoire originelle, toujours absente de sa conscience réinitialisée, flotte comme une épée de Damoclès narrative. Chloe, elle, craint que ces souvenirs ne soient trop lourds à porter – d'autant plus que la mémoire de David comprend aussi la source d'inspiration de sa propre création. De la mère à l'amante, le pas n'est pas si long. Au fil des pages, Le Réseau se dévoile, s'étend, telle une menace omniprésente. C'est une entité presque organique, un écosystème artificiel dont la mission semble être l’éradication de l’humain. Des nanites qui infectent le tissu végétal et ce qui reste du règne animal, pour donner corps à des formes de vie inédites, au service d'une traque à grande échelle. Je le répète, cet album est d'une beauté parfois renversante, mais il faut aussi tenir compte de son rythme, si on souhaite éviter l'incompréhension : contemplatif, parfois au bord de l’hermétisme. L’ambiance l’emporte sur les rebondissements et l'action, mais les lecteurs patients y trouveront leur compte et auront de quoi se rincer les mirettes avec des planches qui compteront parmi les plus saisissantes que vous dévorerez cette année. Origines n’est pas un simple récit de science fiction, c’est une parabole sur les responsabilités humaines face à la technologie, un poème visuel sur la fin de notre espèce, l'espoir de la voir renaître. Magnifique, énigmatique, et parfois un brin aride, la série joue habilement des préoccupations modernes, comme l'Intelligence Artificielle, pour en tirer un scénario apocalyptique mais aussi résilient, avec des machines nées pour servir, d'autres pour détruire. Humains ou tas de circuits imprimés, il semblerait que nous soyons tous condamnés aux mêmes errances, au même écartèlement. En tout les cas, que c'est beau !


 Pour plus de Jakub Rebelka, retrouvez notre avis sur JUDAS.

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DUCK AND COVER : FIN DU MONDE ENTRE TEENAGERS


 On savait Scott Snyder féru d’histoire, amateur de frissons surnaturels et scénariste infatigable, mais on ne s’attendait pas forcément à ce qu’il ressuscite l’esprit de The Breakfast Club dans un monde où les consignes absurdes d’un vieux film éducatif sur l’attaque nucléaire deviennent littéralement vitales. Duck and Cover, sa nouvelle série publiée sur Comixology (avec son label Best Jackett), nous propulse dans une uchronie atomique aux allures de teen movie qui aurait (très) mal tourné. Bienvenue à Schellville, Colorado, petite ville militaire, caricature du genre. C’est là que Delmont Reeves, adolescent noir passionné de cinéma, rêve de fuir sa condition de figurant dans un film qu’il n’a pas choisi. Mais Snyder n’est pas du genre à se contenter d’un drame intimiste sur fond de ségrégation. À la manière d’un Spielberg sous amphétamines, il fait glisser le récit vers une dystopie radioactive, où une explosion pulvérise le réel… et les illusions. Duck and Cover joue habilement avec les codes : portrait adolescent sensible, chronique d’une Amérique paranoïde, et brusque bifurcation vers une SF apocalyptique teintée d’horreur. Le résultat est une bombe (c'était facile), à la fois fun, tendu, et étonnamment touchant. Snyder prend son temps dans les premières pages : il pose ses personnages, laisse l’histoire respirer, s’imprègne du langage et des détails des années 1950. C’est presque un trompe-l’œil narratif, où la torpeur de l’époque masque la déflagration à venir. On y découvre Delmont (qui perd un œil suite à l'agression d'un molosse), ses amis, leurs rêves, leurs failles, on saisit les caractères, les interactions, on voit cette bande grandir, s'éloigner, intégrer de nouveaux éléments. Et puis il y a le dessin. Rafael Albuquerque retrouve ici son complice d’American Vampire, et le tandem fonctionne toujours à merveille. Qu’il s’agisse de dessiner un drive-in moite ou un champ de ruines mutant, Albuquerque injecte une intensité palpable à chaque case. Mention spéciale à Marcelo Maiolo, qui colore la fin du monde avec une palette aussi radioactive que poétique.



Côté intrigue, inutile de trop en dire, Duck and Cover ménage ses effets. Disons seulement que Del, après un cataclysme improbable, se retrouve avec une poignée de survivants, poursuivi par des créatures mutantes, et qu’un DJ nommé Popsicle joue les Saint-Bernard au son de la radio. Oui, vraiment. Et encore, vous n’avez rien vu. Un Popsicle qui est aussi complotiste avant l'heure, de ceux qui prédisent forcément une invasion extraterrestre imminente, à une époque où la Guerre Froide et les progrès de la science et de l'atome font vriller bien des cerveaux. Si l’on retrouve chez Snyder des obsessions récurrentes — trauma, mutation, société en déliquescence — il insuffle à cette mini série une sincérité nouvelle, presque candide. Del est un héros attachant, aussi rêveur que résilient. Duck and Cover, c'est savoir se glisser sous les tables de l'école, en cas d'explosion, mais clairement se planquer sous son bureau ne relève pas dans cette bande dessinée de la blague cynique, mais de la vraie stratégie de survie. Snyder est là avant tout pour nous divertir mais il ne faut pas chercher la petite bête si on veut profiter au mieux de cet album ; le basculement vers la science-fiction dure et pure est radical et contient en germe une centrifugeuse de bien des films ou situations célèbres de l'anticipation. Parcours initiatique d'un groupe de jeunes, qui confrontés à l'impensable parviennent tout de même à se hisser au niveau et à révéler les véritables personnalités de chacun, cette histoire réserve aussi une fin qui n'en est peut-être pas une, tant il est possible de prolonger cet univers et d'en faire un terrain d'expérimentation pour comic books décomplexés. Sortez le pop-corn et bonne dégustation (chez Delcourt). 


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ABSOLUTE WONDER WOMAN TOME 1 : LA DERNIÈRE AMAZONE


 Quand on découvre Diana dans Absolute Wonder Woman, difficile de ne pas froncer un sourcil (ou deux) devant ce cocktail visuel aussi baroque qu’efficace : armure guerrière, tatouages tribaux, épée gigantesque, et un destrier ailé… mais mort. La cavalière de l’apocalypse, c’est elle. Et clairement, elle ne vient pas pour faire de la figuration. Bienvenue dans une version radicalement réécrite de la princesse amazone, orchestrée par Kelly Thompson et Hayden Sherman, toujours au sein du nouvel univers Absolute de DC. Ici, la mythologie classique est passée au mixeur infernal : les Amazones ont commis un affront à Zeus, se retrouvent réduites en esclavage, et la pauvre Diana, encore nourrisson, est catapultée aux Enfers où elle est confiée à la magicienne Circé. L’enfant y grandit entre flammes, démons et silences lourds de secrets. La règle absolue ? Ne jamais prononcer le mot "Amazone". Sauf que voilà, même aux enfers, la vérité finit par remonter à la surface. Et Diana, certes sans mémoire de ses origines, n’est pas née pour rester dans l’ombre. Élevée comme une sorcière-guerrière, elle développe un lien touchant (et fort bien écrit) avec Circé, qui oscille entre mentor, geôlière et figure maternelle. Le récit alterne passé et présent avec une efficacité redoutable. Tandis que des créatures infernales appelées sorties de nulle part sèment la panique sur la côte californienne, notre héroïne surgit, tranchante et silencieuse, pour défendre une humanité qu’elle ne connaît que de (très) loin. La narration, volontairement épurée, va droit au but : forger une nouvelle icône, débarrassée des atours diplomatiques de Themyscira. Fini l’ambassadrice de paix, place à une guerrière née. Et pourtant, au cœur de cette Diana sombre et cabossée, bat une âme sensible, tiraillée par des doutes, en quête d’identité, qui rappelle à certains égards la Wonder Woman émotive et courageuse des années George Perez — mais plongée ici dans un bain de soufre et d'acier.



Kelly Thompson offre aux lecteurs la possibilité d’évoluer en terrain familier, tout en leur proposant une nouvelle approche de la mythologie propre à Wonder Woman. Steve Trevor est également de la partie, tout comme Etta Candy, mais les personnages ne sont plus tout à fait ceux que nous connaissions jusqu’alors. Quant à Wonder Woman, privée de la présence de ses sœurs amazones et de son rôle d’ambassadrice, elle se présente ici comme une guerrière, dernier rempart entre une population menacée et un monstre gigantesque nommé le Tétracide, capable de dévorer non seulement les corps, mais aussi les âmes. Le style de Sherman est extrêmement épuré : les lignes des visages, comme la plastique des corps, sont parfois réduites à l’essentiel. Textures rugueuses, traits anguleux sont au menu, mais cette simplicité formelle finit par séduire, avec un petit côté naïf qui s’accorde bien avec les ambitions de ce nouveau titre. Ce qui ne change pas, en revanche, c’est cette image de Wonder Woman compatissante, toujours prête à se sacrifier – qu’il s’agisse d’une partie d’elle-même, d’un bras, ou de sa propre tranquillité. Elle a d’ailleurs quitté Circé, sa mère adoptive. L’héroïne choisit la voie de la compréhension, du partage, de l’amour. Le monde entier va donc faire connaissance avec cette héroïne inspirante, mais qui peut aussi susciter la peur – notamment chez certains militaires paniqués, peu enclins à se réjouir de voir une inconnue leur damer le pion et se poser en interlocutrice privilégiée face à un envahisseur sinistre. Découpé en deux parties qui se répondent – l’enfance de Diana aux Enfers et sa révélation au monde dans le temps présent – cet album s’impose comme une lecture simple, directe, sans fioritures, mais attachante.



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SPIDER-MAN L'EMPIRE 2 : KAARE ANDREWS ET LA SUITE DU "REIGN"


 Kaare Andrews persiste et signe : Spider-Man: Reign 2 n’est pas là pour caresser les fans dans le sens du poil (d’araignée). Après avoir scandalisé et fasciné avec son premier Empire — une dystopie crépusculaire où Peter Parker tuait accidentellement Mary Jane à force de trop l’aimer (littéralement) — voici la suite, et c’est peu dire qu’elle débute dans un climat de dépression la plus totale. Dès la première page, le Caïd surgit des ruines de l’Empire State Building, pas mort du tout, mais affamé au point de croquer un être humain pour reprendre des forces. On est dans l'exagération hardcore, avec un Wilson Fisk bestial dont l’ambition n’est plus de diriger New York, mais d’en devenir le roi, façon tyran biblique sous stéroïdes. Le trait de Kaare Andrews, rehaussé des couleurs granuleuses de Brian Reber, joue la carte rétro, avec des corps et des poses tirés des années 1990 et une esthétique qui évoque les grandes heures de Dark Knight Returns. Sauf que chez Andrews, tout est plus sale, plus fou, plus outrancier. Au cœur de ce délire post-apocalyptique, un Peter Parker vieilli, ridé, usé jusqu’à la moelle, lové dans une réalité virtuelle où il vit heureux avec une Mary Jane fantasmée. Branché à des tuyaux et enfermé dans un cocon d’illusions, il refuse le monde réel. Jusqu’à ce qu’une nouvelle version de Black Cat vienne jouer les infirmières de choc et le réveille sans lui demander son avis. La méthode est rude. Le Spider-Man qui renaît est hagard, à moitié nu, barbu comme un gourou survivaliste et peu porté sur la subtilité. S’ensuit une fuite psychédélique dans une ville gangrenée par la folie, avec des Bouffons miniatures (Norman Osborn aussi sera brièvement de la partie), de la violence à tous les niveaux, des ennemis historiques bodybuildés jusqu’au ridicule, et des morts gratuites, dont certaines sont presque parodiques (Jameson qui dégaine un fusil à pompe pour tirer sur Spidey et abat Robbie Robertson, on n'invente rien).


Reign 2 joue la surenchère permanente. Violence graphique, twists en rafale, timeline bancale, histoire délirante : l’ensemble a des allures de cauchemar éveillé où les repères explosent. Ce sera le grand point fort du travail d'Andrews, la raison pour laquelle beaucoup vont adorer, tandis que beaucoup d'autres vont détester. Peu importe les raisons rocambolesques qui permettent cela, Peter va avoir l'occasion de revenir en arrière et d'effacer la mort de Mary Jane. S'il avait su la laisser partir, peut-être n'aurait-elle pas succomber à la maladie, les choses auraient pu être fort différentes… seulement voilà, dans cette nouvelle réalité qui attend le Tisseur, il y a aussi une version inédite de Venom qu'il va falloir affronter, tout en composant avec la présence de Miles Morales, qui a lui aussi connu une existence tragique et qui a bien changé depuis le personnage gentillet que nous connaissons. Andrews s'amuse avec de nombreux points de l'histoire que nous avons tous en tête, à commencer par le Spider-Man de McFarlane, pour brouiller les pistes, redistribuer les cartes, revenir en arrière, pour nous raconter ce qui aurait pu être ou plutôt ne sera jamais, en raison de la malédiction de Parker, ici portée à son paroxysme au niveau de ses conséquences. Peu importe si le scénario n'est pas toujours très clair, si par moments ce que l'on lit semble perdre un peu de sens, ce qui est en jeu ici, c'est la représentation graphique explosive qui caractérise son travail, qui a subi une évolution ultérieure depuis l'Empire (premier du nom), au point de devenir aujourd'hui une version survitaminée et postmoderne des années 1990. Alors oui, c'est clairement brouillon, ça n'est pas quelque chose d'indispensable, mais pour autant, le produit fini à quelque chose de fascinant dans son imperfection. Notez que vous pouvez trouver une édition présentant les deux histoires, premier et second récit, disponible chez Panini Comics, dans un coffret pour 39 euros.



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ABSOLUTE BATMAN TOME 1 : LE ZOO (SNYDER ET DRAGOTTA POUR UN BATMAN EXPLOSIF)


 Et si Alfred Pennyworth n’était pas ce majordome flegmatique qu’on a toujours connu ? Et si, au lieu de préparer chaque matin le petit déjeuner de Bruce Wayne, il crapahutait dans les bas-fonds de Gotham, en véritable agent secret sorti d’un vieux roman de John le Carré ? C’est le point de départ d’Absolute Batman, une nouvelle manière d'aborder l'univers du Dark Knight, signée Scott Snyder et Nick Dragotta, qui secoue les fondations mêmes du mythe. Ici, oubliez les perles de Martha, le manoir gothique et les gadgets sortis de la Bat-cave familiale. Bruce Wayne, version Absolute, est un gros gaillard ouvrier/architecte, élevé par sa mère (toujours vivante, et adjointe au maire Jim Gordon), qui tape sur des clous la journée et sur des voyous la nuit. Sa base d’opérations ? Crime Alley. Sa salle d’entraînement ? Une salle de sport de quartier tenue par un certain Waylon Jones (que vous connaissez). Ses amis ? Selina, Harvey, Ozzie et Edward… des noms qui sonnent curieusement familiers. Et quand ce Bruce endosse le masque, ce n’est pas pour faire de la figuration. Sa cape sent la sueur, son armure est faite de bouts de tôle et de technologie de récup, et son emblème de chauve-souris ? Une hache stylisée qui ferait rougir Rob Liefeld lui-même. Bienvenue dans une Gotham post-industrielle, aussi crade que crédible, où la criminalité se déchaîne sous l’égide des Bêtes de Soirée, une bande bigarrée menée par un Black Mask plus déchaîné que jamais. En face, Alfred. Loin de servir le thé, il infiltre, il manigance, et il observe ce Batman de l’ombre, se demandant s’il est un allié ou une menace. Ce jeu du chat et de la chauve-souris installe une tension narrative étonnamment riche, entre deux personnages destinés à se rapprocher, ça va de soi, mais dont les méthodes et les objectifs différent, dans un premier temps. Graphiquement, Nick Dragotta se lâche. Les scènes d’action explosent comme des feux d’artifice de muscles et de tôle froissée. C’est fluide, c’est puissant, et parfois délicieusement too much. Le tout baigne dans une esthétique "années 1990 boostées aux hormones" entre clins d’œil postmodernes et gros sabots assumés.



Absolute Batman, c’est un peu comme si Frank Miller avait pris un café (très serré) avec Mark Millar, en relisant un bon paquet de comics des années 1990. Loin d’être une simple redite, ce nouveau départ targué Absolute ose, bouscule, et surtout réinvente le mythe à sa façon. Ce qui fait la force de ce Batman là, c'est-à-dire la décomplexion totale au niveau de l'histoire et du dessin, peut aussi être son talon d'Achille, notamment pour tous les pisses froid ou ceux qui sont allergiques au travail de Scott Snyder. Celui-ci continue d'œuvrer sur un personnage qu'il connaît très bien et il en renouvelle encore la personnalité, mais aussi le background, tout en conservant son caractère inflexible et une manière expéditive d'agir. J'ai déjà parlé de Martha, la mère de Bruce Wayne, mais il convient de dire que c'est ici son père, simple enseignant qui rêvait pourtant d'une carrière de grand chirurgien, qui a connu tragiquement la mort lors d'une sortie au zoo de Gotham. C'est d'ailleurs en cherchant refuge dans une sorte de dépôt à chauve-souris que le petit Bruce a fait la rencontre des chiroptères qui vont l'inspirer pour devenir la grande figure de la lutte contre le crime dans sa ville. Plus que de crime, en fait, parlons de décadence, de délitement de la société : tout ici est plus violent, tout ici semble exagéré et en même temps furieusement contemporain, étant donnée l'époque trouble à laquelle nous vivons. Cerise sur le gâteau, l'emblème sur le costume de Batman, donc, qu'il est possible de détacher et qui est en fait une plaque thoracique de métal, qui se transforme en une hache tranchante, au besoin ! Vous l'aurez compris, le Batman Absolute n'est pas là pour plaisanter et son titre se présente comme un comic book qui appuie sur l'accélérateur, une descente pied au plancher dans les méandres d'une Gotham plus corrompue que jamais, avec comme seule paladin un justicier privé de la proverbiale et colossale fortune qui l'assiste en temps normal, mais toujours animé par une croisade qui ne connaît ni pose, ni atermoiement. Sortie le 30 mai, pour finir le mois en fanfare et fureur, chez Urban Comics.



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WILSON NEBULA (PERDUE DANS L'ESPACE) : CHEZ UPPERCUT EDITIONS


 Wilson Nebula est un sacré gazier. Un type à part, une sorte de croisement improbable entre Peter Quill des Gardiens de la Galaxie et le mythique Cobra de Terasawa, avec lesquels il partage une coolitude à toute épreuve. Le genre de personnage capable d’affronter les situations les plus absurdes et les plus périlleuses avec un sourire désinvolte et un détachement total. D’ailleurs, il ne se prive pas de savourer un bon pétard cosmique, roulé avec des substances hallucinogènes aussi particulières qu’exotiques — l’une de ces trouvailles graphiques qui donnent tout leur charme à une bande dessinée décalée et attachante. Le lecteur fait sa connaissance alors qu’il débarque sur une planète à la végétation luxuriante… et psychédélique. Cette jungle étrange regorge d’une plante appelée Divinia, sorte de cannabis spatial puissance mille, qui offre à Wilson l’occasion rêvée de démontrer son talent pour mater la faune locale, de manière aussi expéditive qu’hilarante. Car oui, on va sourire, souvent, et même franchement rire au fil des pages. L’humour, parfois situé en dessous de la ceinture, n’en reste pas moins léger, coquin, jamais vulgaire — et surtout diablement efficace. À un moment, nous voilà même face à une sorte de parasite spatial, qui s’attaque directement aux parties intimes de ses hôtes pour se reproduire… Et le traitement que Wilson va imaginer pour s’en débarrasser est, disons-le franchement, quelque chose que vous n’avez probablement jamais lu ailleurs. Mais l’album ne se résume pas à un simple délire bubble gum. Il y a aussi une quête. Une vraie. Notre aventurier cosmique est en effet lancé à la recherche de sa fille, mystérieusement disparue. Une mission qu’il accepte à la demande — expresse et pressante — de sa mère : rien de moins que la reine plantureuse des Amazones rouges. Quitte à défier le gouvernement intergalactique.




Il y a des quêtes mythiques qui défient le temps, l’espace et la logique : Ulysse voulait rentrer chez lui, Dante descendait aux Enfers, et Wilson Nebula... cherche sa fille paumée quelque part dans le cosmos, accompagné d’une IA qui semble sortie d’une version futuriste sous acide de ce cher Chat GPT. Fred Mansour, au scénario, nous livre un récit qui joue joyeusement à saute-mouton avec les genres : c’est de la SF, oui, mais aussi un western déglingué, un thriller familial, et parfois même une pub déguisée pour les champignons hallucinogènes. On pourra juste regretter que le dernier tiers de l'album ait un aspect un peu plus brouillon que ce qui a précédé, ou en tous les cas moins fluide pour le lecteur curieux. Côté dessin, Gianenrico Bonacorsi balance la gomme : c’est dense, détaillé, parfois baroque, souvent déjanté. Les planètes ont l’air de cauchemars peints sous champi (la couleur de Claudio Palescandolo fonctionne à merveille), les aliens semblent avoir été imaginés par un enfant de six ans et un biologiste aviné, et les vaisseaux obéissent à une physique qui n'est pas à votre portée. Mais ça fonctionne. L’univers visuel déborde de personnalité, et on est séduits par le boulot abattu. Bonacorsi s'est déjà fait remarqué dans des registres différents chez Glénat (des adaptations de mythes grecs) et pour sa capacité aussi à représenter des scènes érotiques ou qui interpellent. En tous les cas, cet italien désormais bien installé à Paris est de ceux qu'il faut garder à l'oeil, assurément. Le récit file à toute allure, comme s’il cherchait à glaner une amende pour excès de vitesse intergalactique. Au point qu'on arrive vite à son terme, avec la promesse d'un tome 2 qui passe d'abord par la case du financement participatif (un QR code vous y mènera). C'est avec Wilson Nebula que j'ai découvert l'éditeur Uppercut, dont je n'avais encore jamais eu un ouvrage entre les mains, et la certitude est que j'y reviendrai à l'avenir. Et vous ?



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LE PODCAST LE BULLEUR PRESENTE : LA TRILOGIE BERLINOISE (La pâle figure)


 Dans le 199e épisode de son podcast, Le bulleur vous présente La pâle figure, deuxième tome de La trilogie berlinoise que l’on doit au romancier Philippe Kerr et qu’adapte Pierre Boisserie au scénario, François Warzala, un ouvrage publié aux Arènes BD. Cette semaine aussi, le Bulleur revient sur l’actualité de la bande dessinée et des sorties avec :


- La sortie de l’album La force de vivre que l’on doit à Laurent Astier et aux éditions Rue de Sèvres


- La sortie de l’album Deux femmes que l’on doit au scénario d’Arnaud Le Gouëfflec, au dessin de Laurent Richard et qui est édité chez Glénat


- La sortie de l’album La Muette que l’on doit au scénario de Valérie Villieu, au dessin de Simon Géliot et c’est édité chez La boite à bulles


- La sortie de l’album La rose et l’olivier que l’on doit à Mélaka, qui parle des amère Gudule, un titre édité chez Delcourt dans la collection Encrages


- La sortie de Soixante ans de solitude, quatrième et dernier tome de la série Charlotte impératrice que l’on doit à Fabien Nury au scénario, Matthieu Bonhomme au dessin et c’est édité chez Dargaud


- La réédition en intégrale de La déconfiture, album que l’on doit à Pascal Rabaté et qui est édité chez Futuropolis.



 
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SENTRY LA SENTINELLE : PAUL JENKINS ET JAE LEE POUR UN VRAI MUST HAVE


 Après avoir abordé la renaissance du personnage, remontons de quelques années pour retrouver la toute première mini-série consacrée à Sentry, écrite par le Britannique Paul Jenkins. Nous voici au cœur du problème : ce personnage existe-t-il réellement, ou bien n’est-il que le fruit des délires d’un homme d’une banalité affligeante, qui confond alcoolisme, bouffées psychotiques et souvenirs d’un passé de super-héros dont dépendrait, rien que ça, le destin du monde ? La question est cruciale, car Sentry est censé avoir existé. Il aurait été l’ami de la plupart des super-héros de l’univers Marvel. On découvre par exemple que Mister Fantastic fut son témoin de mariage, ou encore qu’il entretenait des liens étroits avec des figures comme Hulk ou Spider-Man. Seulement voilà : aucun d’entre eux ne semble se souvenir d’avoir partagé quoi que ce soit avec ce colosse blond en costume doré, qui sauve la planète un jour sur deux. Il y a une raison à cet oubli. Certains super-héros, parfaitement conscients de l’existence de Sentry, ont volontairement choisi d’oublier ce qui s’est passé. Car s’ils devaient un jour retrouver la mémoire, ce serait forcément le signe qu’une catastrophe d’ampleur cosmique est en train de se profiler — à savoir le retour de Void, l’alter ego maléfique du plus grand héros de tous les temps. À moins, bien sûr, que Void ne soit qu’une autre facette de lui-même, née lorsque sa psyché vacille et qu’il bascule du côté obscur de la Force… comme on le dit désormais depuis que Star Wars est devenu une référence culturelle planétaire. Nous sommes donc ici face à une mini-série profondément introspective et tourmentée. Petit à petit, le lecteur est amené à comprendre que ce qui arrive à Robert Reynolds est bien réel. Il n’est pas juste un type ordinaire, porté sur la bouteille, dont le mariage bat de l’aile. Il est victime d’un phénomène qui le dépasse, et de très loin. Et de cette prise de conscience pourrait bien dépendre le salut du monde. Ah, et il faut le dire aussi : au dessin, il y a un génie. Jae Lee.




Le travail sur les ombres, la manière de figurer un monde presque expressionniste, où chaque page est à la fois dérangeante et plastiquement fascinante : tout cela fait de ce dessinateur une denrée rare. En tout cas, il était la bonne personne, au bon endroit, au bon moment. Grâce à lui, cette histoire interroge la place et le rôle du mythe populaire, de la mémoire collective, du surhomme tel que nous le montre la tradition des comics américains — ou, tout simplement, l’impact que ces figures peuvent avoir sur l’imagination débridée de leurs lecteurs. Tout cela est mis en scène de manière remarquable, notamment à travers l’usage fréquent de fausses couvertures, pastiches d’anciennes scènes d’action qu’on nous présente comme « canoniques », alors même que l’on sait qu’elles ne se sont jamais produites. Le récit s’inscrit dans le cadre d’une fabuleuse opération de retcon, où l’on peut jusqu’à la dernière page douter de la véracité de ce que l’on nous donne à lire. Cerise sur le gâteau : l’idée qu’un traître pourrait avoir activement contribué à la longue éclipse de Sentry — et que ce traître pourrait même être l’un de ses meilleurs amis. Lorsque vient le moment d’affronter Void, et que la bataille finale se profile, le récit se fragmente alors en une série d’épisodes indépendants, chacun centré sur des figures iconiques telles que Spider-Man, les Quatre Fantastiques, Hulk ou encore les X-Men. Chacun de ces héros replonge dans ses souvenirs, dans sa première rencontre avec Sentry, et dans ce que ce dernier lui a apporté : la manière dont il lui a permis de comprendre ce que signifie l’héroïsme, d’évoluer, de se hisser à un autre stade de sa carrière. Les dessinateurs chargés de ces différentes parties sont eux aussi des pointures brillantes, comme Mark Teixeira, Bill Sienkiewicz, Phil Winslade ou encore Rick Leonardi. Inutile de le dire : cet album représente l’un des sommets de ce que Marvel a pu produire durant la période bouillonnante de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Si nous n’avons pas toujours pris la mesure, à l’époque, de la chance que nous avions de lire ces épisodes, nous en sommes aujourd’hui venus à les regretter sincèrement. Le film Thunderbolts aura donc été une excellente occasion, pour Panini, de nous reproposer ces petits trésors qui n’attendaient que d’être redécouverts.



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SENTRY RENAISSANCE : LE SUPER-HEROS QU'ON AVAIT OUBLIÉ


 Tout a commencé en l’an 2000, dans les pages du magazine Wizard. Ce grand malin de Joe Quesada venait de faire une annonce assez spectaculaire : Marvel avait retrouvé d’anciennes planches mettant en scène un super-héros inventé dans les années 1960, puis tombé dans l’oubli. Ce personnage oublié aurait été créé par nul autre que Stan Lee, en collaboration avec un mystérieux dessinateur au nom improbable : Artie Rosen. Évidemment, tous ceux qui connaissent un tant soit peu l’histoire de la Maison des Idées ont vite flairé l’arnaque : ce "Artie Rosen" n’était qu’un habile pseudonyme, sorte de synthèse entre Artie Simek et Sam Rosen, deux des célèbres lettreurs de l’écurie Marvel à l’époque bénie de Stan Lee. Car oui, le fameux héros en question — celui que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Sentry — n’a jamais existé. Toute l’opération relevait du coup de bluff éditorial, audacieux et assez excitant sur le papier. Le concept : introduire dans la continuité Marvel un super-héros surpuissant, en faisant croire aux lecteurs qu’il avait toujours été là, mais que l’univers entier — héros et lecteurs compris — avait oublié son existence. En somme, les Fantastiques, les X-Men, Spider-Man, Tony Stark… tous connaîtraient Sentry — mais aucun ne s’en souviendrait. Sentry, c’est une entité triple. D’abord, il y a Robert Reynolds : un homme tout à fait ordinaire, insignifiant même, sans qualités apparentes. Sauf que Bob a un alter ego : Sentry, un super-héros littéralement invincible, rivalisant avec Superman en termes de puissance — voire le surpassant. Il est décrit comme possédant "la force d’un millier de soleils explosant en même temps". Rien que ça. Et puis, il y a Void. L’ombre. Le double maléfique. Le revers de la médaille. Une entité destructrice, criminelle, incarnation du chaos — susceptible de provoquer un cataclysme planétaire si jamais elle était relâchée. En clair, Sentry est un héros torturé, instable, un équilibre précaire entre lumière et ténèbres. C’est précisément cet aspect psychologique que Paul Jenkins explore avec brio. Le personnage est en proie au doute permanent, rongé par la peur de ne pas être aimé pour ce qu’il est vraiment, mais uniquement pour son identité héroïque. Cela se manifeste notamment dans sa relation avec son épouse, Lindie, finement écrite. L’un des moments les plus troublants survient lorsqu’elle lui demande, sous couvert d’un jeu, de venir au lit… en Sentry. Elle se justifie en lui expliquant que c'est le même mécanisme qui le pousse à adorer la voir porter de la lingerie sexy. Sauf que ce costume, c’est lui, ou du moins une partie de lui, qu’il ne contrôle plus vraiment.



Bob vit un calvaire. Il perçoit, en temps réel, chaque drame, chaque accident, chaque cri de détresse aux quatre coins du globe. Et il sait qu’au moindre moment de relâchement, au plus petit instant de repos qu’il s’accorde, des vies seront perdues — des vies qu’il aurait pu sauver. Son existence n’est donc qu’un dilemme permanent : se reposer, ou voler au secours du monde entier. Même ses interventions doivent être choisies, et ses choix ont des conséquences parfois lourdes, que l'opinion ne saurait voir ou peser. Toute cette aventure est profondément psychologique, ce qui peut déconcerter les amateurs de grandes bastons généralisées. Ce n’est pas tant ce que le personnage est capable de faire qui est au cœur de l’histoire, mais bien ce qu’il est réellement. Quelle est la part de délire et celle de vérité ? Pourquoi une grande partie de ses souvenirs a-t-elle disparu ? En quoi consiste exactement la dualité entre Sentry et Void ? Nous sommes ici face à une interrogation existentielle et psychologique poussée, incarnée notamment par le personnage du psychiatre, qui joue un rôle fondamental. Il permet d’explorer les méandres d’une psyché tourmentée tout en jouant habilement avec l’histoire des comic books Marvel, dans une sorte d’interpénétration continue entre l’univers de fiction que nous connaissons depuis des décennies et le monde réel supposé qu’on nous propose ici comme contrepoint. Un exercice d’équilibrisme narratif plutôt réussi, à mes yeux, pour ce qui demeure l’un des meilleurs travaux de la carrière de Paul Jenkins. Au dessin, il est épaulé par John Romita Jr., généralement bien plus à l’aise dans les scènes grand-guignolesques, pleines d’explosions, d’action et de violence. Ici, Romita doit souvent composer avec des moments plus statiques, des échanges verbaux, et pourtant il s’en sort avec les honneurs. Ceux qui apprécient son style devraient y trouver leur compte, même si l’on reste un ton en dessous de ses grandes réussites sur Daredevil ou Spider-Man. Ce Sentry-là est un héritage de ce que Marvel a pu produire au début des années 2000, une époque de grande liberté créatrice qui a permis, en quelques années, de redresser spectaculairement une compagnie que l’on croyait alors sur le point de disparaître. Avec toutefois cette certitude un peu amère : un personnage aussi fascinant, mais aussi puissant (un dieu, en quelque sorte), ne peut que devenir encombrant dès lors qu’on tente de l’utiliser de façon stable et continue dans un microcosme super-héroïque déjà bien établi.




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BATMAN DARK PATTERNS AFFAIRE UN : L'HOMME BLESSÉ


 Batman n'est pas seulement un super-héros chargé d'affronter les vilains les plus horribles et démoniaques de l'univers DC Comics. Ce n'est pas non plus uniquement un playboy qui s'habille avec du lycra, un masque et une cape, pour aller tabasser les criminels durant la nuit. C'est au départ un détective dont le sens de l'observation et de la déduction lui permettent de résoudre les cas les plus épineux, même ceux pour lesquels la police est clairement dans l'incapacité de fournir une issue positive. Avec Dark Patterns, nous allons découvrir quatre affaires différentes, à dimension humaine, qui vont être publiées dans des albums séparés, qui contiennent trois épisodes. La première affaire s'intitule l'Homme blessé et elle ne manque pas de piquant (jeu de mot fort modeste, il faut lire pour comprendre). L’histoire s’ouvre sur un monologue intérieur de Batman, où il est question des gamins de Gotham qui jouent au torero sur les rails du métro (beaucoup y laissent la vie, mais ils recommencent sans cesse), puis de chiens féroces qui errent librement dans les rues, relâchés par des habitants persuadés de les avoir "sauvés". Le message est clair : les gens ne veulent pas changer. Ils s’accrochent à leurs habitudes, aussi sombres soient-elles. Et d'emblée, il y a le dessin, signé Hayden Sherman, qui est loin d'être l'artiste le plus consensuel sur le marché. Son approche colle parfaitement à l’atmosphère du récit, et cet accord se confirme avec le "méchant" doté d'une apparence singulière et efficace. Le style, très marqué années 1980,  s’accorde étonnamment bien avec la noirceur réaliste de l’intrigue. Batman y est représenté dans un costume vulnérable et vintage, sans aucune armure. Une balle suffit pour le blesser réellement. Il peut aussi se faire tabasser par un simple groupe de citoyens en colère, comme cela se produit à un certain point. On est à des années lumière du héros qui défie et terrasse Darkseid ou Bane. Nous ne sommes pas très loin de Un Long Halloween, pour ce qui est des enjeux, avec la présence d'un tueur en série énigmatique, qui a déjà laissé trois victimes derrière lui. Un élément très particulier le distingue : le meurtrier cherche à infliger à ceux qu'il a choisi la douleur la plus intense, biologiquement possible. Dents arrachées, yeux crevés, des épines partout dans le corps, c'est assez choquant !



Si pour le GCPD, aucune piste ne semble de dessiner, Batman parvient à comprendre ce qui peut unir les trois premières victimes, et donc à anticiper les suivantes. D'autant plus que durant son enquête, qui le porte à investiguer dans les bureaux du premier individu assassiné (un avocat à succès), le héros affronte une escouade de vigiles, indice certain d'un complot plus vaste. Finalement, Batman identifie la prochaine cible du tueur, qui semble suivre l’ordre alphabétique d’une liste d’hommes ayant perdu un proche. Bruce attend donc l’assassin devant l’appartement du malheureux et va se retrouver nez à nez avec un homme dont le corps est couvert de clous, de pointes et de lames. Batman s’apprête à intervenir mais il comprend qu’il ne peut frapper nulle part. Chaque objet planté dans le corps du tueur est positionné de façon à ce qu’un coup porté le déplace — et que ce déplacement provoque sa mort. Batman ne peut rien faire sans transgresser sa règle : ne jamais tuer. Et ce n’est pas tout : l’homme ne ressent apparemment aucune douleur. Cette absence de sensations est la clé de cette première enquête, qui va emmener le héros jusque dans les banlieue pavillonnaires de Gotham, là où on n'a pas l'habitude de le voir en tenue. Dan Watters suscite l'adhésion avec une enquête où la tension est constante et savamment dosée. L’idée d’un ennemi que Batman ne peut frapper sans le tuer est une manière brillante de retourner contre le Dark Knight son propre code moral. L'album peut sembler un peu léger, du fait de sa faible pagination, mais la qualité de l'ensemble est indéniable, et pourrait même bien réconcilier ceux que le Batman intouchable de certaines histoires trop héroïques pour être honnêtes a fini par rebuter.


 

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THE CRIMSON CAGE : DU CATCH ET MACBETH CHEZ AWA STUDIOS


The Crimson Cage (inédit en Vf à ce jour) est une relecture de
Macbeth transposée à l'époque moderne et mixée à l'univers assez baroque du catch professionnel. Le protagoniste, Chuck Frenzy, est une grande vedette de la modeste fédération LPW, basée en Louisiane. Adulé par les fans, il aspire pourtant à décrocher une place plus prestigieuse et à offrir une vie meilleure à son épouse et assistante, Sharlene. Un soir, après avoir un peu trop bu, il erre dans le bayou et croise trois sorcières qui lui prédisent qu’il a la possibilité de devenir champion du monde… à condition d’être prêt à faire tout ce qu’il faut pour y parvenir. Par tout ce qu'il faut, il faut bien sûr comprendre des choses horribles, un meurtre, faire couler le sang ! L’idée de croiser Macbeth et le catch professionnel est quelque chose qui peut sembler totalement ridicule ou impossible, seul John Lees pouvait réellement la concrétiser avec autant de brio. L’adaptation reste fidèle à l’histoire d’origine tout en l’intégrant parfaitement au monde des catcheurs masqués, ce qui force l’admiration. Rien d’étonnant, puisque Lees est un grand passionné de lutte et d’histoire du wrestling. L’album regorge d’allusions aux catcheurs et ce qui est assez génial, c'est que même quelqu’un qui n’est pas initié à ce milieu pourra comprendre et apprécier le récit, tant il est vulgarisé avec classe et bien écrit. Son amour pour Shakespeare transparaît également, et il réussit de manière magistrale à fusionner ces deux univers.


 

Si les scènes ne sont pas des copies conformes de celles de la pièce, on en reconnaît facilement les équivalences et les parallèles. L’une des scènes qui s'avère particulièrement marquante est celle où Chuck et Van Emerald (le "roi Duncan" de cette version) se retrouvent sur un pont. Cette séquence, ainsi que le match qui suit, offrent à Chuck une justification morale qui faisait défaut dans l’histoire originale. Et quand on y pense, remplacer une couronne par un titre de champion du monde n’est finalement pas un si grand écart. Par ailleurs, transposer les célèbres monologues en promos de catch face à la caméra est une trouvaille géniale, qui marie à merveille les deux concepts. Comme toujours, le dessin de Alex Cormack vient sublimer l’écriture de Lees. Les scènes de catch restituent parfaitement l’ambiance des anciens combats : le mouvement, l’action fluide d’une case à l’autre, l’impact de chaque coup… tout sonne juste. Quand j'étais gosse, je suivais Les superstars du catch, sur Canal +, et ce sont bien des souvenirs que j'ai retrouvés dans cette lecture. Lorsqu’on quitte l’univers du ring, Cormack évolue également dans un registre qui lui est familier : on se réjouira particulièrement de l’utilisation des ombres épaisses et de l’obscurité sur ses planches, sans oublier les explosions de rouge lorsque la folie s’empare du récit. La colorisation d’Ashley Cormack est, elle aussi, remarquable. Au final, l’expérience est captivante. Lees expliquait dans l’épilogue du premier chapitre qu’avec les tragédies shakespeariennes, on sait d’avance comment l’histoire va se terminer. Pourtant, les personnages et le récit sont si forts que l’on espère malgré tout qu’ils échapperont à leur destin. On souhaite secrètement qu’ils trouvent un moyen de déjouer l’inéluctable. L'art de faire entrer l'empathie et l'angoisse devant des événements qu'on sait devoir se produire, inéluctablement. Lees établit d’ailleurs un parallèle avec l’un de ses catcheurs préférés, Bryan Danielson, lors de son match contre Brock Lesnar aux Survivor Series. Tout le monde savait que Bryan n’avait aucune chance de gagner, et pourtant, son talent était tel qu’il a réussi, ne serait-ce qu’un instant, à faire croire au public que l’impossible était à portée de main. C'est sur ce postulat que repose le catch : mettre en scène l'improbable, un exutoire, même si la fin est connue d'avance et scénarisée. Tous ceux qui liront The Crimson Cage connaissent probablement la fin de Macbeth et savent donc que Chuck Frenzy est promis à un destin similaire. Pourtant, il est indéniable qu'on se prend à souhaiter que le pauvre type ne plonge pas trop profond dans l'horreur et le désespoir, une petite partie de nous ne peut s’empêcher d’espérer qu’il parviendra à changer son sort. Hélas, The Crimson Cage enfonce le clou. Terrifiant. Et très réussi.


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ANZUELO : L'OEUVRE TOUTE PERSONNELLE D'EMMA RIOS CHEZ 404 GRAPHIC

 Il est rare qu’une bande dessinée post-apocalyptique commence sans tambour ni trompette, sans zombies, cyborgs ni bombes atomiques à foison...