
On connaissait Harold Schechter et Eric Powell pour leur saisissant travail consacré au tueur en série, Ed Gein, plongée morbide dans l’univers du plus célèbre des cinglés du Midwest, publié chez Delcourt il y a quelques années. On les retrouve aujourd’hui avec une sorte de biographie sélective du docteur Wertham (chez Dark Horse pour la VO), un portrait en clair-obscur du psychiatre le plus détesté de l’histoire des comics, pour avoir été à la base d'un code de déontologie très particulier, qui a bien failli signer l'arrêt de mort de toute une industrie. Fredric Wertham, c’est d’abord un paradoxe ambulant. Médecin brillant, il contribua à la fin de la ségrégation dans les écoles américaines, ouvrit des cliniques accessibles aux plus pauvres, traita Albert Fish et Robert Irwin (deux grands malades dont les crimes horrifièrent l'Amérique) avec une politesse et un tact désarmants. Humaniste progressiste, presque visionnaire… et pourtant, c’est le même homme qui, dans les années 1950, mena une croisade contre les comics de crime et d’horreur, les accusant de corrompre la jeunesse et d'encourager les épisodes délirants et les passages à l'acte. Résultat : le Comics Code Authority était né, véritable chape de plomb qui mutila l’imaginaire populaire pendant des années. Schechter et Powell ne choisissent pas la caricature ou le trait vengeur d'un bout à l'autre, mais une biographie ambitieuse, au carrefour du roman policier, de l’essai critique et de l’histoire sociale. L’ouvrage, massif (près de 200 pages et truffé de bonus, merci Delcourt), s’ouvre sur le cas de Jesse Pomeroy, adolescent meurtrier de Boston dans les années 1870, qu’une partie de la presse accusa déjà d’avoir été perverti par les dime novels. Autrement dit : bien avant Spider-Man, l’Amérique cherchait déjà un bouc émissaire culturel. Wertham n’invente rien, il réactive une vieille obsession. Powell permet d'entrée de jeu de donner de l'air dans un ensemble sérieux et étouffant par moments (les crimes peuvent être insoutenables). Son trait noir et blanc, à la fois sec et sensible, installe une ambiance de film noir des années 1950. Les criminels semblent sortir tout droit d’un cauchemar expressionniste, tout en gardant une effroyable dimension humaine, et Wertham rythme la succession des drames, droit dans ses certitudes, souvent justes, d'ailleurs.

L’équilibre. Il règne tout de même comme une dichotomie dans cet album. La première partie nous montre un Fredric Wertham quelque peu frustré et qui est généralement un individu à prendre avec des pincettes, dans le milieu professionnel. Imbu de lui-même, il est persuadé d'avoir toujours raison, mais il faut aussi admettre qu'il sait ce qu'il veut et qu'il sait ce qu'il fait. Il faut bien évidemment replacer son travail dans le contexte, avec les connaissances de l'époque. En tout les cas, Wertham fait preuve d'empathie envers les patients, et contrairement à ce que l'on pourrait croire aujourd'hui, il est plutôt à classer dans le camp des progressistes, au niveau politique. C'est par la suite que ça se gâte, lorsqu'il commence à se fixer de façon presque monothématique sur les comics et à voir dans ces illustrés (souvent violents et qui proposaient aussi des histoires effrayantes) une sorte de cristallisation du mal, de déclencheur de tous les traumatismes chez les jeunes, au point de les pousser sur le chemin de la délinquance et de la criminalité. Une opinion qui ne s'appuie sur aucun fait scientifique et qui tourne à l'obsession. Certes, Wertham va produire La séduction des innocents, une des raisons pour lesquelles le comics code va être instauré, mais dans le même temps, il a clairement perdu en crédibilité auprès de ses confrères, et ce qu'il a gagné en célébrité lui a été retiré en terme d'image publique. Tout ceci est bien retracé, bien documenté et bien rythmé, ce qui n'était pas gagné d'avance étant donné le caractère assez aride du sujet. C'est donc une lecture à recommander pour tous ceux qui sont intéressés par cette époque trouble et par la manière dont l'opinion publique percevait, dans les années 1950 et 1960, la liberté d'expression, la bande dessinée, mais aussi, au sens large, pour replonger dans l'enfer de la ségrégation, la manière dont l'Amérique acceptait sans vergogne une division intolérable conceptuellement et humainement. Bref un album qu'on ne serait trop vous recommander, parce qu'il est bien conçu, intelligent et pertinent. Le titre V.O, Dr. Werthless, est malheureusement un jeu de mots qui ne pouvait être traduit directement en français (Wertham/Worthless, c'est-à-dire inutile).

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