Existe t-il, dans la culture anglo-saxonne, un texte plus connu et maintes fois imité que ce Christmas Carol de Charles Dickens? Publié pour la première fois en 1843, et destiné à raviver cet esprit particulier de Noël, selon l'auteur devenu désuet chez trop de ses contemporains, c'est aussi une histoire morale contenant nombre de pistes de réflexions à explorer, pour les enfants comme pour les adultes.
Rappelons pour mémoire qu'il met en scène le financier Ebenezer Scrooge, qui déteste Noël (selon lui une perte de temps et de profit), si avare et sans coeur qu'il oblige même Bob, son employé, à être de service le jour crucial. Misanthrope et antipathique à souhait, Scrooge va enfin changer et se repentir lorsqu'il recevra, durant la nuit du réveillon, la visite surprise du fantôme de son associé en affaires, Jacob Marley, qui lui annonce la venue de trois esprits qui représentent les Noëls passés, présents et à venir. Récit moral, donc, mais aussi philosophique, humaniste, et également une charge contre la société capitaliste d'alors, qui trouve toujours un triste écho dans notre monde d'aujourd'hui. Le cinéma (Disney tout particulièrement), la bande-dessinée, la littérature, n'ont eu de cesse de broder autour de cette histoire fondatrice, et d'en proposer des versions subtilement modifiées. Cette fois, c'est au tour de Batman de s'y frotter, grâce au travail remarquable de Lee Bermejo. Voici venir Batman : Noël.
Nous avions déjà eu droit à une aventure plus ou moins semblable en 1995. Cela s'appelait Ghosts, signé Loeb et Sale, dans la collection Semic Books pour la Vf. Dans ce graphic novel, nous assistons à l'évolution de deux trames parallèles: d'un coté la narration du récit original de Dickens (réadapté), de l'autre des images, des vignettes qui offrent une histoire classique de Batman, et qui se raccordent avec le premier aspect cité par le point de vue thématique. Ainsi, l'avidité et l'aridité du coeur de Scrooge trouvent un écho dans ce Batman inflexible et peu conciliant, qui se retrouve face à Bob (le prénom n'est pas un hasard), petite frappe devenue délinquant potentiel pour guérir son fils souffrant et par manque d'argent pour le soigner. Le justicier de Gotham ne fait pas dans l'assistanat public, et ne cherche pas à comprendre les motivations et l'âme véritable de l'homme qu'il pourchasse. Aucune empathie pour le prochain, dans le monde froid et sans pitié de Gotham. Les trois fantômes qui vont engendrer une prise de conscience et un basculement dans le point de vue du Dark Knight sont bien plus incarnés et bien moins ésotériques chez Bermejo que chez Dickens. Il s'agit de Catwoman (le lien avec un passé plus heureux et sans souci), Superman (qui ouvre les yeux de Bruce sur ses difficultés à communiquer avec son prochain) et l'inévitable Joker, l'ombre d'un futur funeste pour la ville, lié à la présence de l'homme chauve-souris. Lee Bermejo dessine l'ensemble avec un sens du détail, une maestria rare. Une application forcenée sur chaque case, qui fourmille de trouvailles, d'attention minutieuse aux arrière-plans. Les couleurs contribuent également à faire de ce Batman : Noël un petit chef d'oeuvre, qui fait un peu l'enjambement entre l'art pictural d'un Alex Ross et la perfection dynamique du meilleur Jim Lee. Bermejo qui signe là son sommet personnel, maîtrisé de bout en bout. Un auteur qui donne sa pleine mesure dans ce genre de graphic novel, quand on lui lâche la bride, et qu'il peut agencer son récit et le mettre en image selon l'envie. Impressionnant, et ultra recommandé en cette période de fêtes.