Du fascisme à l'héroïsme le plus pur, il est difficile de savoir dans quel territoire évolue réellement le juge Dredd. Probablement quelque part à la lisière d'entre les deux, une oscillation permanente entre un courage exemplaire et une tâche inflexible qu'il accomplit sans discernement. Judge Dredd, c'est une grande bande dessinée d'anticipation mais en réalité, c'est aussi un commentaire pertinent sur ce que nous vivons, sur l'aliénation permanente que nous construisons autour de nous, sur le futur dystopique que nous craignons mais que nous semblons appeler de tous nos vœux, quand on regarde de près chacun de nos actes. Mega-city One, l'énorme ville tentaculaire où évolue le personnage, est un lieu terrifiant où la règle est que la mort et l'absurdité se cachent à chaque coin de rue. Quand la nuit tombe, par exemple, un long récit en 7 parties intitulée la tournée des Maccabées permet de réaliser l'invraisemblable chaos qui règne entre le crépuscule et l'aube. Des quartiers entiers se font la guerre et disparaissent, un assassin en série ne laisse derrière lui que des mains gauches, Dredd et sa collègue pénètrent au domicile du quidam moyen pour y orchestrer des fouilles totalement arbitraires… et dans le même temps, il fait preuve d'héroïsme pour sauver un bébé au péril de sa vie. Sans oublier l'irruption massive des mutants qui essaient de rentrer de force dans la cité. Un monde comme ça est à la fois effrayant et prémonitoire. Ce huitième volume des Affaires Classées de Judge Dredd nous propose des histoires inédites, dans lesquelles il est aussi question de science et conscience/morale. Les substances radioactives que nous déversons aujourd'hui donneront peut-être naissance demain à des sortes de loups-garous, qui infestent la partie souterraine de Mega-city One, là où évoluent et meurent (surtout) les rebuts de la société. Ou encore : la folie humaine en est arrivée à organiser des concours de gros mangeurs, avec des concurrents adipeux qui finissent par succomber en dévorant leur propre matelas, coachés par d'infâmes spéculateurs. Vous l'aurez compris, on rit également beaucoup avec le juge, mais c'est un rire souvent glaçant, accompagné de quelques jeux de mots servis à froid, forcément.
La verve de John Wagner et Alan Grant n'est jamais aussi pertinente que lorsque il s'agit de délivrer un message social et politique, par exemple lorsqu'un orang-outan parvient à poser des pronostics globalement corrects sur les matchs de football et qu'il devient une star de la télévision, au point que la foule pense à lui pour le poste de maire de la ville. On se rend compte que Dredd tient en piètre estime tous ces politiciens fantoches qui sont en partie responsables à ses yeux de la catastrophe ambulante. Pour lui, un primate au pouvoir pourrait même réserver de bien meilleures surprises que ces guignols-là. Ou encore, un long épisode en plusieurs parties, totalement hilarant, où il est question de ces émissions de télé-réalité dégradantes, devant lesquelles le public s'abrutit chaque soir, avec les exploits du quidam moyen. Ici, dans "Carrément débile", un candidat inspiré décide de se faire grossir le nez, jusqu'à ce qu'il devienne le plus gros appendice jamais vu jusqu'à présent. Une sorte d'énorme ballon qui lui attire forcément la gloire, puisque c'est bien connu, plus ce que l'on fait est stupide plus on attire l'attention des autres, y compris de ceux qui sont animés de mauvaises intentions, comme un certain collectionneur… On s'amuse donc beaucoup, une fois encore, avec ce volume 8, comme lorsqu'une épidémie de tartes à la crème sévit à Mega-city One et que l'entarteur initial commence à faire des émules, au point de provoquer la panique chez les forces de l'ordre. Ou quand une bande de dinosaures arrive en ville, pour être exposés comme des bêtes de foire. Ils vont être libérés par un petit robot sensible qui décide d'ouvrir leurs cages. On notera au passage que Dress estime que le coupable est celui qui a amené les animaux en ville et non pas les sauriens féroces qui ont dévoré quelques passants malheureux, ce qui après tout correspond à leur inclinaison naturel. Du côté des dessinateurs, c'est bien entendu une jolie brochette d'artistes qui se succèdent, dont les plus célèbres (pour le grand public français) sont vraisemblablement Steve Dillon, Carlos Ezquerra ou encore Cam Kennedy. Nous avons une petite préférence pour Ron Smith, qui non seulement est un des dessinateur majeurs du titre Judge Dredd, mais en plus présente des planches fouillées et objectivement splendides, dont la lisibilité et l'énergie sont indéniablement parmi ce qui se fait de mieux avec le personnage. Côté chronologie interne, nous sommes ici dans les années 2105/2106, c'est-à-dire les numéros 322 à 375 de 2000 AD, l'anthologie britannique dans laquelle est publié Dredd. Des histoires qui remontent à 1983 et 1984, présentées dans un écrin magnifique. Car convient-il de le rappeler, pour en finir avec cette petite chronique, l'édition proposée par Delirium de ces affaires classées associe contenu et contenant au sommet. 39 euros que vous pouvez investir sans crainte.