Less is more. Tout le monde connaît plus ou moins le sens de cette expression américaine et en effet, elle se passe généralement de traduction. Elle correspond parfaitement au travail d'un des monuments de la bande dessinée d'outre Atlantique du 20e siècle, Alex Toth. Même si celui-ci n'est pas forcément sur toutes les lèvres, en raison de la difficulté de lui attribuer un travail ou une série en particulier, et d'un caractère assez ombrageux qui l'a poussé à claquer beaucoup de portes et souvent changer d'éditeur. Roth était un des grands maîtres dans l'utilisation du contraste, du noir et blanc, dans l'art de faire surgir des formes de la noirceur la plus totale, pour apporter vie et mouvement en quelques traits essentiels, renonçant à tout effets spéciaux ou esbroufe inutile, à la recherche d'une synthèse expressive qu'il a toute sa carrière durant voulu remodeler et reformuler à l'envie. Que ce soit dans la bande dessinée ou l'animation. La mise en page aussi fait partie de ses obsessions et il n'a eu de cesse de plier le média à ses velléités d'essentialité et de vitalité. Dans ce splendide album que propose Delirium, qui regroupe tous les récits bref publiés dans les anthologies Eerie et Creepy, c'est-à-dire des histoires horrifiques ou fantastiques, je vous recommande par exemple de vous pencher sur celle qui est à la fois une leçon de cinéma et de bande dessinée. Une production intitulée Irréel dans laquelle nous suivons l'arrivée de "Baba" Boon, un acteur de premier plan, à l'époque des grands studios hollywoodiens de la première partie du 20e siècle. La manière dont se déplace, dont évolue le personnage (la troisième vignette de la seconde planche, totalement anodine en apparence absolument magnifique dans son exécution) les évolutions du comédien qui s'avéra en fait être un robot durant le tournage, tout cela ressemble à une petite leçon d'art séquentiel, administrée avec délicatesse et savoir-faire. Qu'on retrouve aussi dans cette audace, le noir complet, une sorte d'aplat sur lequel faire naître la planche, doté d'une construction anarchique qui vient déchirer l'obscurité, au service du diptyque consacré au Hachoir, un criminel qui découpe ses victimes (des policiers de Scotland Yard) avec un instrument de cuisine tranchant. C'est absolument magnifique, une conclusion imparable à l'ensemble de l'album.
On a un coutume de dire que rien ne se crée vraiment, mais que tout se réinvente ou se recycle. Si vous êtes par exemple des admirateurs du travail de Frank Miller, de Mike Mignola, ou même plus récemment encore de Chris Samnee (qui me semble, a bien des égards, le véritable héritier spirituel de Toth aujourd'hui), alors vous devriez vous retrouver en territoire connu dans cette publication chez Delirium. Toth va à l'essentiel, comme je l'ai déjà souligné : les visages, les formes, tout est réduit en quelques traits et ça peut-être un pli, une ombre, un cadrage, une mise en lumière qui sert à affiner le personnage, à expliciter l'action. Le corps en soi et ses détails n'étant que des éléments parmi d'autres. La mise en scène est toujours extrêmement travaillée et les cadrages très inspirés; tout ceci ajoute bien entendu beaucoup de cachet à des histoires qui sont principalement basées sur la suggestion. Elles ne sont pas toutes géniales, certaines ont une conclusion un peu rapide ou téléphonée, mais il faut aussi les resituer dans leur contexte et savoir en apprécier le charme nostalgique. Parmi les meilleurs récits (souvent scénarisés par Archie Goodwin), nous trouvons celui d'un extraterrestre venu s'échouer sur terre et sauvé par une famille de fermiers, avant d'être victime du racisme et des préjugés (Papa et Pi). Réjouissante aussi cette histoire d'illusionniste dont le clou du spectacle est de trancher la tête de son assistante et qui utilise en réalité un subterfuge inattendu, pour réitérer chaque soir son exploit sanguinolent (l'illusion de Malphisto, avec Romeo Tanghal également). Toth est vraiment au sommet de son art dans un récit court comme La faucheuse, où il est question d'un politicien important qui vient de découvrir qu'il est atteint d'une tumeur maligne et qui va inexorablement partir, mais certainement pas seul ! Dans ces pages, le dessin anticipe ce que réalisera plus tard l'artiste argentin Eduardo Risso, par exemple, et c'est l'opposé des pages qui concluent l'album (rappelez-vous, le Hachoir, je vous en ai parlé plus haut) avec là au contraire un encrage appuyé au noir qui lacère et contamine la feuille blanche. Il y a parfois de petites touches de gris, comme cet épisode qui met en scène un photographe qui a mis au point une nouvelle technique pour développer ses clichés, mais qui va être victime d'investisseurs malhonnêtes, prêts à tout pour lui voler sa découverte. Puisqu'il est question de photo, Toth dessine comme s'il s'agissait de clichés. Les planches basculent en mode paysage, comme nous dirions aujourd'hui, et une fois de plus la technique choisie pour illustrer le conte s'adapte à son contenu, tentant une fusion entre le genre artistique évoqué et celui dans lequel s'exprime Alex Toth. C'est d'autant plus le moment de redécouvrir ce dessinateur incontournable que l'un des personnages qui l'ont rendu le plus célèbre, Zorro, est sur le point de faire lui aussi un retour au premier plan. Ne soyez pas surpris si vous ne connaissez pas Alex Toth mais qu'en feuilletant l'ouvrage, vous avez l'impression d'y reconnaître d'autres grands professionnels, que vous avez l'habitude d'identifier. L'influence qu'il a eu sur la bande dessinée américaine est immense et cette anthologie extraite des publications Eerie & Creepy viens nous rappeler qu'elle est tout sauf galvaudée. Bref, du comic book patrimonial, et d'une élégance et d'une classe folle.
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