C'est dans les numéros 11 à 18 de la revue indépendante Eightball que Clowes a publié pour la première fois cette histoire, qui constitue la seconde parution du catalogue de l'artiste chez Delcourt, qui se lance dans la reconstitution de son œuvre, avec la Bibliothèque de Daniel Clowes. Après l'absurde du Gant de velours pris dans la fonte, la désillusion précoce de Ghost World; des débuts réjouissants ! S'agissant d'adolescentes, Enid et Rebecca parlent forcément beaucoup de sexe, comme toutes celles qui ont peu l'occasion de le faire, et elles blatèrent sans hésitation ni tabou. Le sexe est une arme, un besoin et n'a pas grand-chose à voir avec l'amour. Il n'y a rien de romantique dans les relations avec le genre opposé, la vraie relation d'un couple ressemble en fait à celle établie entre Enid et Rebecca. Elle connaît des hauts et des bas, se nourrit de l'influence que l'une exerce sur l'autre, et vice-versa, titille parfois les limites de l'homo sexualité, mais ne franchit pas le pas. Au lendemain de l'annonce de l'éventuelle admission d'Enid à l'université -et donc d'une éventuelle séparation- les choses se corsent réellement pour la première fois. Enid et Rebecca ont constitué un monde fermé, qui commence et finit avec elles, mais nous autres lecteurs savons que tôt ou tard les amitiés changent, se transforment, s'achèvent. Surtout que le jeune Josh est entré dans l'équation, un garçon de dix-neuf ans, le seul qui semble recueillir un peu des faveurs et de l'attention des deux demoiselles, ce qui fera naître chez elles des sentiments différents, jamais éprouvés auparavant. Clowes ne transforme pas cette situation en un triangle amoureux classique de la comédie romantique, mais il en fait plutôt un tournant décisif dans leurs vies respectives. Enid et Rebecca suivront plus ou moins consciemment des chemins différents qui les conduiront à se séparer. L'ensemble est écrit avec justesse, des dialogues justes et ciselés, qui à défaut se se vautrer dans le jeunisme forcené (si Clowes avait proposé cela vingt ans plus tard, qui sait…) font mouche et peuvent même être très touchants. Une lumière quasi irréelle, faite de teintes bleutés et olivâtres, accentue l'idée d'un huis-clos étouffant et répétitif, avec notamment une composition classique et rigoureuse des planches. Au passage, pour être complet, Ghost World est aussi un film, sorti en 2001, avec Thora Birch et Scarlett Johansson. Vous pouvez le voir, pour prolonger l'expérience.
GHOST WORLD : L'ADIEU À L'ADOLESCENCE PAR DANIEL CLOWES
Les protagonistes de Ghost World sont deux jeunes filles en dernière année de lycée, et le moins que l'on puisse dire, c'est que leur existence n'est pas des plus passionnantes. Elle est rythmée par des micros événements que Daniel Clowes utilisent savamment, pour décrire l'ennui, l'absurde, avec humour et discernement. Enid est sarcastique, voire très souvent cynique, et son sens de l'observation est enrichi par une ironie décapante, quand elle porte un peu d'intérêt au monde qui l'entoure. Sa meilleure amie s'appelle Rebecca, c'est une petite blonde qui a tendance à vivre dans l'ombre de son "binôme". Enid est d'humeur changeante, tout comme d'ailleurs ses cheveux, qui peuvent adopter de nouvelles coupes/couleurs; à défaut d'avoir une opinion sur tout, elle a surtout des opinions. Elle commente en continuation tout ce qui passe à la télé, les relations avec les garçons ou tout simplement ce qui lui tombe sous la main. Nous tenons là un duo parfait pour s'attarder sur ce qui constitue aux États-Unis, dans les années 90, la génération X. Une génération qui n'est pas parvenue à s'imposer et qui a donc accepté assez rapidement la domination des aînés, les baby boomers, plus nombreux, plus entreprenant mais aussi socialement mieux établis, avec des perspectives plus alléchantes. Nos deux héroïnes par exemple ne semblent pas être très pressées d'entrer dans l'âge adulte… et pour cause, elles n'ont aucune illusion sur ce que cela signifie et leurs attentes semblent déjà mornes et désabusées, alors qu'en réalité l'existence ne fait que commencer pour elles. Peut-on être déjà déçu par une expérience avant même de l'avoir éprouvée ? Il semblerait alors que oui. Clowes utilise le regard de ces deux spectatrices non agissantes pour dépeindre la réalité quotidienne avec un ton très caustique. C'est aussi l'occasion de prendre des petites revanches personnelles, comme lorsque Enid consulte une revue appelée Sassy, qui avait commis le crime de lèse majesté de publier un dessin de l'auteur, sans sa permission. Bien entendu, à l'âge qu'ont les deux jeunes filles, le sexe et les relations sentimentales occupent une part importante de leurs considérations, quand elles devisent sur le monde qui les entoure. Les jeunes garçons mais aussi les hommes plus mûrs semblent souvent hésiter entre la figure du psychopathe en puissance et celle du loser patenté, et même lorsqu'il s'agit d'une séance de dédicace où Daniel Clowes apparaît en personne, c'est toujours avec de l'irrévérence, du second degré et un poil de défaitisme que ça se produit.
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