Jeff Lemire, c'est une référence absolue. En ce qui me concerne, tout du moins. Et je ne suis pas un fan aveugle qui ne sait pas reconnaître les baisses de forme de l'animal, ou encore sa volonté de produire en masse, trop souvent, au détriment de la qualité extraordinaire qui a caractérisé ses premières publications dans l'industrie du comic book. Avec Minor Arcana, nous revenons aux choses sérieuses, c'est-à-dire du Lemire pur jus, avec des thématiques déjà explorées à maintes reprises, mais toujours présentées avec une touche vibrante d'humanité et une sensibilité réelle envers les cabossés de la vie, ceux qui ont traversé des épreuves et en sont ressortis changés à jamais. Bon, je ne tenterai pas de convaincre les allergiques au style graphique du canadien, quand il entreprend de dessiner aussi ce qu'il écrit. Pour moi, c'est un concentré d'émotions brutes, un univers où tout est suggéré derrière une patine de tristesse, où le trait simple et parfois minimaliste regorge d'infinis nuances et transmet tous les états de l'âme. Ce qui rend l’histoire si immersive, dans Minor Arcana, c'est cette approche, mais aussi le fait que Theresa St. Pierre, la protagoniste de la série, interagit avec le petit monde qui l’entoure et qu'elle a volontairement abandonné. Retour au point de départ, confrontations familiales et secrets encore à révéler, soyez les bienvenus dans les obsessions de l'artiste. Que ce soit dans ses échanges avec les habitants de sa ville natale ou simplement lorsqu’elle déambule dans les rues, chaque détail contribue à brosser le portrait de l'héroïne qui n'en est pas une. Cette ambiance un tantinet glauque sert de toile de fond à un récit plus profond : le retour de Theresa dans sa ville d’enfance pour s’occuper de sa mère malade, atteinte d'un cancer. Mais très vite, on comprend que ce retour ne se limite pas à cette seule raison. Il y a une amie chère (amie aimée d'amour) qui a refait sa vie avec un policier local, il y a le fantôme du père… À mesure que Theresa se confronte à la vérité, on comprend que son retour ne relève pas uniquement du devoir filial. Plus elle est honnête avec elle-même, plus le monde qui l’entoure prend une nouvelle dimension. Quant à sa mère, elle lit les cartes, prédit l'avenir, prétend parler avec les morts. Des conneries, pour sûr, selon la fille.
Sauf que tout à coup, Theresa se retrouve dans un étrange bâtiment désert. Est-ce la réalité ou un mauvais songe ? Elle est d'ailleurs persuadée qu'il s'agit d'un rêve dont elle ne parvient pas à s’extirper. Errant dans les couloirs, elle découvre bientôt une porte qui, contre toute logique, s’ouvre sur une nature bucolique. Theresa y fait la rencontre d’un homme, mais elle refuse de croire qu’il est le mari de la femme pour qui elle avait décidé de tirer les cartes, un beau soir sans y croire, en remplacement de sa mère endormie. Le lecteur comprend vite de quoi il s'agit : un moment empreint de magie, que Theresa se refuse pourtant à considérer comme réel. La jeune fille aurait donc des pouvoirs, la capacité d'aller tailler le bout de gras avec les défunts ! C’est alors que sa mère entre en scène et lui reproche d'avoir fait fuir une de ses rares clientes, avec sa réaction effrayée. Theresa pique une belle colère, rejette sa mère et tombe dans une rage profonde, qui agit finalement comme un bouclier pour éviter toute prise de conscience sur ce qui est en train de se jouer. Tous les personnages de Minor Arcana semblent porter dans leurs yeux un deuil indicible. Celui du remords, de l'incapacité de se comprendre, de la pesanteur d'une vie qu'ils subissent, dont ils ne peuvent fuir. En apparence, car les cartes et la divination sont claires, Theresa va avoir les moyens de renouer peu à peu tous les fils de la trame, de remonter le temps, d'enquêter sur ses propres racines, sur la tragédie qui a bouleversé à jamais l'histoire de sa famille. La magie comme deus ex macchina, pour une série qui s'attarde une fois encore sur le poids écrasant des secrets, des non dits, avec une douloureuse sincérité. Le Jeff Lemire 2024/2025 semble être une bonne cuvée. Pour le moment, uniquement en VO.
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