ELRIC LE NAVIGATEUR SUR LES MERS DU DESTIN : LA GRANDE FANTASY CHEZ DELIRIUM


 Elric, la création la plus célèbre de Michael Moorcock, est de retour chez Delirium avec un second album qu'on peut qualifier, sans exagérer, de magnifique. Qui s'ouvre avec un protagoniste fragilisé, que nous découvrons errant sous une pluie battante, après avoir tourné le dos à Imrryr, la cité qui rêve, contraint d'utiliser avec parcimonie les drogues qui lui permettent de maintenir sa vaillance et son énergie. Il est traqué par des soldats de Pikarayd, qui voient en lui un espion Melnibonéen. À bout de forces, Elric s'endort dans une grotte, un abri bien précaire, puis se réveille victime de ce qu'il pense être une hallucination : un navire gigantesque apparaît, à bord duquel il va être accepté et faire la rencontre d'un équipage singulier. Le capitaine de ce vaisseau qui vogue à travers les dimensions, un aveugle énigmatique dont chaque réponse apporte de nouvelles questions, lui présente trois autres guerriers courageux (Corum, Erekosë et Hawkmoon), qui sont en fait l'incarnation d'Elric lui-même, dans d'autres dimensions ou plans d'existence. Un quatuor qui forme les quatre en un et qui va être chargé d'une mission aussi simple que périlleuse : sauver l'univers (ou plutôt, la myriade d'univers) en s'en allant détruire (par le feu, consigne impérative donnée aux assaillants) deux êtres fabuleux et jumeaux, Agak et Gagak, qu'il va falloir déloger jusqu'au cœur de leur repère. Seulement, une fois à l'intérieur d'une structure labyrinthique qui semble se défendre comme si elle était dotée d'anticorps, Elric et ses trois autres facettes vont se rendre compte que la réalité (encore que cette idée est bien changeante, dans cet ouvrage) est bien plus pernicieuse que ce qui est donné à voir. Nous sommes par ailleurs dans le domaine de la fantasy la plus débridée, où la force des songes et des mythes est égale à celle des biceps ou des armes. Tout est possible et peut advenir car tout à déjà eu lieu et se reproduira. Un peu à l'image de la littérature qui recycle depuis l'aube des temps des récits fondateurs pour les adapter à la sensibilité d'un lectorat chaque fois différent dans ses repères, sa culture. Plus qu'écrire, nous réécrivons. Et toutes ces histoires se répondent à travers l'espace et le temps, comme ce guerrier albinos à la recherche de soi-même, cet Elric qui va beaucoup apprendre (et si peu en même temps), dans ce second tome. 



Le long voyage à travers les jeunes royaumes est finalement emblématique de ce que signifie une aventure, une vraie. Impossible de vraiment déterminer ce qui nous attend au bout de la route, ce sont les étapes et le cheminement qui comptent. Elric, va d'une rencontre fantasmagorique à l'autre, possédant et en même temps possédé par Stormbringer, une épée qui se nourrit des âmes afin de donner sa pleine puissance, qu'elles soient amies ou ennemies. Le voyage d'Éric, adapté au format comic book par Roy Thomas, c'est un peu la préfiguration du multivers, cette possibilité d'aborder tous les possibles en même temps, de voler vers le passé et le futur tout en ignorant toujours si l'on se trouve dans le présent. C'est aussi la volonté farouche de lutter contre la nature intrinsèque et de laisser advenir ce qui doit être, voire même ce qui ne devrait pas être, afin d'évoluer. Sur les mers du destin, Elric est ainsi destiné à rencontrer un terrible sorcier qui va être à son tour victime d'une des pires malédictions qui soient, l'amour, mais aussi l'aveuglément, qui est une condamnation qui nous guette tous, tôt ou tard. C'est aussi la grande rencontre d'une sorte de dieu du chaos, dans la cité reculée et en apparence abandonnée de R'Lin K'Ren A'A, où veille un géant de jade immobile, qui pourrait bien être lié aux origines même d'Elric. Ce dernier est convaincu qu'il va enfin pouvoir découvrir là des éléments nécessaires à la compréhension de ses racines et donc, à travers ces informations, de sa généalogie, définir réellement sa place au sein de la grande tapisserie universelle. Mais s'il est un le motif que l'on retrouve à travers toutes ses aventures telles qu'écrites par Moorcock à la base, c'est celui de la cruelle déception, de la vanité du désir, de la quête philosophique et métaphysique sans fin, car probablement irréalisable. Tout ceci est mis en image avec une maestria jouissive par Michael T. Gilbert qui réalise le lay-out et quelques esquisses, et par George Freeman, qui donne vie à tous ces concepts fantastiques, avec des figures dramatiques, majestueuses et éthérées, et des couleurs qui se mettent parfaitement au service du récit, usant de tonalités rosâtres ou violacées assez enivrantes et hypnotiques. Les planches oscillent souvent entre une fantasy fantomatique et en même temps une attention minutieuse à certains détails, aux décors luxuriants qui accueillent les différents personnages. Le grand format adopté par Delirium et la qualité de l'édition ne font qu'accentuer encore le caractère indispensable de l'ouvrage et de la série, pour tous ceux qui sont des amateurs de ce style de récit épique. Tragique et grandiloquent mais aussi clairement poétique, le voyage d'Elric est universel dans sa conception et ses intentions. Comme le héros, il y a de fortes chances que nous atteignons le bout du parcours sans jamais comprendre véritablement où nous allons, ni qui nous sommes au fond.


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