Lorsque vous entamez la lecture d'un album en bande dessinée, vous n'avez normalement que l'image, pas le son ou les sensations. Dans le cas du Vietnam Journal de Don Lomax, c'est plutôt une bénédiction. Autrement, vous entendriez les pales affolées de dizaines d'hélicoptères en mouvement, vous sentiriez la moiteur omniprésente de la jungle et les détonations incessantes, respireriez cette odeur de mort omniprésente, qui rôde à chacune des missions. Auxquelles participe aussi le journaliste Scott Neithamer (aussi appelé "Journal"), témoin précieux pour accompagner les jeunes soldats américains, tout occupés à livrer une des guerres les plus absurdes et atroces de l'histoire. Non pas qu'il existe des guerres intelligentes et propres, mais celle-ci constitue une tâche indélébile dans l'histoire des États-Unis et son déroulé est ici implacablement documenté par Lomax, qui aboutit aujourd'hui à son septième tome, chez Delirium. C'est aussi l'histoire d'un immense gâchis, d'une génération tout entière sacrifiée, pour absolument rien. Avec cette nouvelle fournée, nous décollons en direction de la vallée d'A-Chau, à la frontière avec le Laos, là où les Américains sont convaincus de livrer une bataille décisive et victorieuse contre les forces du Nord Vietnam. Mais à peine les hélicoptères ont-ils décollé que certains sont déjà touchés, et que ce qui s'annonçait comme un raid triomphal devient une opération de survie douteuse. Dans un tel contexte, Lomax prend aussi le temps de s'arrêter et de brosser le portrait de quelques rencontres marquantes, comme celle d'un colonel qui semble être "fait pour le métier de soldat". Ses mots sont ceux d'un militaire désabusé, qui a parfaitement compris l'horreur et l'absurde de sa situation, mais qui n'a d'autre choix que celui de presser la gâchette, encore et toujours, s'il souhaite survivre. D'ailleurs, on a beau être journaliste, quand vous êtes acculés, avec la mort qui vous toise et vous canarde, vous pouvez aussi vous emparer de la première arme qui tombe sous la main, pour tenter d'avoir une chance un tant soit peu tangible de vous en sortir. Au milieu de ce carnage, erre et se terre la population locale, méprisée et utilisée par les deux camps, contraints à l'exil et à une survie précaire.
Lomax s'intéresse particulièrement à une population précise, les Pacohs, à travers le destin de l'un d'entre eux, régulièrement ballotté entre les forces du Nord et celle du Sud, habitué à jouer sur les deux tableaux pour survivre. Il est en réalité une variable d'ajustement, comme tous ces gens qui vivent paisiblement dans la jungle, sans rien demander, et qui se retrouvent un jour envisagés comme des esprits à réformer ou de la chair à canon à exploiter. Les Américains n'ont guère fait mieux lorsqu'ils sont arrivés, tout comme il faut le souligner, les Français à l'époque de l'Indochine n'avaient pas non plus brillé par le respect des populations locales et leur manière de se comporter. Ce septième volume, c'est aussi celui du début de la fin, avec les raccourcis et les mensonges de celui qui allait devenir le Président Nixon, et une guerre qu'il faut absolument terminer, sachant qu'elle ne pourra plus être gagnée. Une guerre qui fait des ravages dans les esprits et le cœur des hommes : l'adrénaline devient une drogue et même "Journal" lui-même se rend compte que les moments d'accalmie appellent de nouvelles flambées de violence. Une violence qu'on retrouve aussi durant les périodes de repos : là où les jeunes militaires américains s'installent, s'organisent aussi rapidement des attroupements peu recommandables, de véritables bordels, qui permettent de parler des violences sexuelles faites aux jeunes filles locales, peu importe leur âge. Le narrateur n'accepte pas ses comportements qui ont à voir avec la pédophilie et il le fait savoir, à sa manière. On le voit ainsi perdre plusieurs fois les pédales, dans ce tome. Dans ce cas bien précis, face à des agissements qu'il réprouve, mais aussi sur le terrain, quand il doit faire feu ou affronter la mort en face. La dernière partie s'organise différemment de tout ce que nous avons lu jusque-là. Il s'agit d'un ensemble d'épisodes d'une page chacun, qui bénéficient tous d'un traitement au lavis de gris avec de forts contrastes, ce qui renforce l'effet lugubre des situations. Ces pages ont été publiées dans Gallery Magazine, au rythme de une à deux par mois. Hamburger Hill, c'est encore un témoignage important sur ce qui se passe réellement quand on détourne les yeux, et de quelle façon la presse et l'humanité peuvent mettre à mal la réalité militaire et ses arrangements avec les faits et la réalité. Un septième tome qui sent le napalm ("Journal" ne se rend pas même compte qu'il commence à brûler, dans le feu de l'action), l'impréparation et la déroute (ce jeune lieutenant qui mène ses hommes à la mort) et surtout l'horreur de s'entretuer, sans qu'au moindre moment une raison évidente et censée n'apparaisse, si ce n'est obéir, aveuglément, aux ordres de ceux qui ne risquent rien, jamais. Quand le passé éclaire le présent et l'avenir, même si bien trop de monde préfère ne plus rien voir, une fois encore.