Vous pouvez être tout de suite rassurés, le duo Ed Brubaker / Sean Phillips est parfaitement à son aise lorsqu'il s'agit d'écrire des polars bien poisseux, construit d'une manière particulièrement intelligente. D'ailleurs avec Pulp ils fournissent une énième démonstration de leur(s) talent(s) par le biais d'un one shot à la pagination assez contenue, mais qui ne se perd pas en disgressions inutiles. Une petite leçon de storytelling pour un album qu'on vous recommande les yeux fermés, ou tout du moins grand ouverts au moment de le lire. Pulp nous ramène dans l'Amérique d'autrefois, celle des privé qui arpentent les rues et les bars comme dans les vieux films au cinéma, celle où les gangsters et les héros sont vieillissants et où les conversations se terminent souvent autour d'une bouteille, la tête fracassée par les déceptions et les vapeurs de l'alcool, par des choix cornéliens… la vie tout court, qui ne fait pas de cadeau. Prenez Max Winters par exemple. Le type ne roule pas sur l'or, il est même dans une mauvaise passe, malgré son âge avancé, et il se contente de publier des récits de cow-boy qui sont publiés dans des magazines bon marché. Plus le temps passe et moins son éditeur le rémunère au mot. C'est que des petits jeunes ont pris la relève et se révèlent être encore moins chers ! Les temps sont impitoyables pour les auteurs de pulps justement, mais là où cet album devient une mise en abyme intéressante, c'est que l'histoire que raconte Max n'est pas totalement le fruit de son imagination… en effet l'auteur s'inspire de ses propres faits d'armes, à l'époque où il se baladait le colt à la main et menait une vie de hors-la-loi, recherché par les détectives de la Pinkerton. La jeunesse de Max correspond vraiment à une Amérique oubliée qui est passée à autre chose, qui s'est complexifiée, densifiée, qui a perdu grand nombre de ses illusions. Les héros ou les aventuriers sont rincés, ils finissent par être simplement oubliés. L'âge d'or des grandes chevauchées est dorénavant révolu, tout comme celui des pulps d'ailleurs, puisque la crise produit son effet (nous sommes au début des années 1930) et que les auteurs ne sont plus respectés. Eux présentent leurs histoires et les éditeurs se permettent de les retoucher, de les réécrire, ou tout simplement de les jeter à la corbeille (et là on peut aussi comprendre que la critique est toujours valable, conjuguée au présent). Le protagoniste de notre récit n'est pas non plus en grande forme au niveau de la santé. A chaque fois que Max fait un effort de trop, à chaque fois qu'une émotion l'étreint, c'est la crise cardiaque qui guette ou l'emmène directement à l'hôpital, comme lorsqu'il subi une agression violente en pleine rue. Il faut dire que l'ambiance est particulièrement délétère avec une montée préoccupante du nazisme en Amérique. L'extrême droite s'affiche ouvertement dès qu'elle en a l'occasion, dans une nation qui est profondément divisée. N'oublions jamais ces "détails" de l'histoire, et de resituer les choses dans un contexte historique crédible, c'est salutaire.
Comme toujours Brubaker fait preuve d'une maîtrise époustouflante. Aucune page de trop, aucun moment faible, c'est tendu comme une corde que le récit décoche sa trame, et fait mouche. Pulp, c'est un savoir faire, un produit typique d'une époque achevée, et c'est aussi le genre d'aventure que va vivre Max, une ultime fois, lui qui gagne son existence à écrire des romans de ce type, qui sont basés sur ses propres escapades de hors-la-loi. Le Max Winters de Brubaker est au final un homme, un humain imparfait, rempli de failles, qui est orienté vers le bien tout en ayant sa part d'ombres, et qui parfois a choisi le mal. Son but ultime est louable, et on en vient à justifier ses idées de "revanche sociale", puis carrément à adhérer de tout cœur dès lors que ses besoins personnels se mêlent à une croisade contre les nazis américains. Mais le monde est différent, le far west est bien loin, et les trafics d'influence, les politiciens, les financements occultes, ont plus d'effets que les balles perdues ou les rixes de saloon. Nimbée d'une fatigue existentielle et historique, le monde s'apprête à opérer un mouvement de bascule qui marquera profondément l'Histoire moderne, et Max Winters, comme beaucoup d'autres, n'ont déjà plus le logiciel adéquat pour appréhender ce qui est et ce qui va suivre. Le baroud d'honneur ne peut être que poignant, et ce Pulp est magnifique, pour cela également. Au service de l'histoire, un Sean Phillips en état de grâce. Le trait dur et marqué, mis en valeur par une maîtrise du cadrage cinématographique, des ombres soignées qui burinent à souhait les visages et marquent les corps de personnages un peu paumés, tout frise la perfection, de la première à la dernière case. D'autant plus que le fiston, Jacob, se met au diapason et use de couleurs sablonneuses ou grisâtres qui renforcent le lien avec ces pulps d'autrefois, avec cette idée de monde en plein délitement, qui disparait, inéluctablement. Tout cela ressemble fort à une leçon, et à un album indispensable, à dévorer d'une traite.
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