Tout est une question de point de vue : on peut voir en Robert Oppenheimer un génie scientifique ayant contribué à mettre fin à la Seconde Guerre mondiale, ou au contraire, un esprit torturé ayant ouvert la voie à la course à l’armement nucléaire, précipitant ainsi le monde au bord du gouffre. Oppenheimer divise, encore aujourd’hui. Dans cet album spécial de la collection Jour J, on le retrouve au Nouveau-Mexique, quelques jours avant le fameux test Trinity, celui-là même qui scellera le sort du monde pour les décennies à venir. Avant qu’Hiroshima et Nagasaki ne soient pulvérisées, il faut d’abord qu’un engin expérimental fonctionne en plein désert. Et sans Oppenheimer — sans son savoir, sans sa capacité à résoudre les derniers calculs cruciaux — la réussite de l’opération semble quasiment impossible. Mais imaginons, même un instant, ce qui se serait passé si, à la dernière minute, le physicien avait pris la fuite. S’il avait sauté dans une voiture, sans prévenir personne, et s’était évaporé sur les routes poussiéreuses pour vivre une étrange odyssée, quelque part entre le vagabondage existentiel et la métaphysique. Une errance au cours de laquelle il croise, par un hasard improbable, un certain Jack Kerouac — oui, ce Kerouac, figure tutélaire de la beat generation, esprit libre tout juste déserteur de la Navy, et qui va se prendre d’affection pour Oppenheimer, au point de décider de l’aider à fuir les militaires qui le recherchent frénétiquement. Entre les deux hommes naît une complicité inattendue. C’est cette histoire que nous raconte Los Alamos, édition spéciale de la collection Jour J, publiée chez Delcourt. Au départ, il s’agissait des tomes 32 et 33 de la scollection, parus en 2019 ; les voici réunis dans un seul volume, enrichi d’un cahier rédactionnel à visée historique.
On a ici affaire à une brillante uchronie : et si l’homme qui portait sur ses épaules la responsabilité d’un cataclysme atomique décidait, à l’instant décisif, de ne pas aller jusqu’au bout ? S’il trouvait dans l’anarchie douce et la liberté radicale de ses nouveaux compagnons un moyen d’échapper à son destin ? Mais les auteurs ne s’arrêtent pas à cette simple parenthèse romanesque : Oppenheimer ne reviendra pas sagement à la base pour valider le test et changer le monde. Non, l’album pousse l’idée jusqu’au bout, en y injectant du suspense, des espions du KGB bien décidés à mettre la main sur le scientifique, le célèbre Eliott Ness ou encore William Burroughs, et toute une reconfiguration de l’histoire du XXe siècle qui, par ricochet, bouleverse aussi celle de l’humanité. Signé par Fred Duval et Jean-Pierre Pécau au scénario, Los Alamos est mis en images par Denys, dont le trait réaliste et très classique assure une lecture fluide et plaisante. Ce qui commence comme une biographie apocryphe se mue peu à peu en réflexion subtile, maligne, sur le pouvoir, la conscience, la fuite et les fractures de notre époque. Si vous n'aviez pas pu lire cette bande dessinée lors de sa publication initiale, vous avez ainsi une seconde chance à saisir, complément idéal et poétique du film de Christopher Nolan, sorti en 2023.
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