Il y a une part de souvenirs et une autre part d'Italie fantasmée, dans la manière qu'a Alfred de nous présenter le sud de la péninsule, pour ce qui constitue le troisième volet d'une sorte de trilogie dont chaque partie est totalement indépendante des deux autres. Ici, le personnage principal s'appelle Mimmo Maltempo; il a quinze ans et n'a qu'une seule idée en tête, s'échapper d'un quotidien morne et rêver au-delà des horizons bouchés qui lui sont proposés chaque jour. C'est que dans son village, entre les petits sabotages opérés par la mafia, la montée de l'extrême droite représentée par des jeunes désœuvrés et xénophobes, ou tout simplement le chômage, il n'y a pas grand chose d'autre à faire si ce n'est s'inventer une vie. Justement, voici que débarque une célèbre émission de télé italienne, qui organise un télé-crochet un peu partout dans le pays. Mimmo va donc demander à ses amis de se mobiliser à nouveau, reformer le groupe qu'ils composaient autrefois, pour se lancer dans des répétitions de dernière minute, avec comme objectif avoué de remporter le concours et avoir une chance de devenir, peut-être, une idole du rock n' roll. L'ensemble est présenté de façon douce amère, avec une bande de copains qui n'en sont pas forcément, des individualités qui ont clairement des failles, des zones d'ombre, le tout dans un petit théâtre humain où les heures semblent s'égrainer toutes identiques. Beaucoup de poésie donc, mais aussi de nostalgie, de désœuvrement, un sentiment de futilité face à une modernité qui n'arrive jamais vraiment jusque dans le petit village de Scamorza, là où tout ressemble à ces cartes postales sépia de l'Italie d'autrefois, celle qui nous font rêver et dans le même temps désespérer.
Coup de maître artistique signé Alfred, avec cette bande dessinée qui nous happe de la première à la dernière page et évite allégrement l'écueil des temps morts. Des planches de toute beauté jalonnent cette histoire, que ce soit pour nous plonger dans des paysages baignés de soleil où la mer et la vétusté romantique du village se taillent la part du lion, ou pour vibrer lors des parenthèses musicales, où une énergie contagieuse fait littéralement onduler et exploser les pages, le dessin, sous la forme de vibrations, d'échos, de personnages dont les formes se dissolvent dans la musique et assument une autre dimension, humaine et narrative. Pour être complet sur le sujet, signalons qu'Alfred est aussi l'auteur des paroles et de la musique de la "bande son" de sa bande dessinée, deux titres qui complètent une œuvre réellement touchante. Maltempo, un nom prédestiné, l'assurance d'avoir un temps ou un ton de décalage par rapport à l'instant présent, d'être comme en dehors de l'existence. Mais tout cela peut se corriger. On y croise des drames intimes, des vengeances mesquines, des personnages détestables ou solaires, même un fou inoffensif qui sillonne le village, jusqu'au moment où il se révèle être plus que cette apparition singulière et misérable, pour un coup de dé final inattendu. Maltempo défend un rêve, l'idée qu'on peut se réinventer et s'échapper, que la passion permet parfois d'instaurer cette parenthèse merveilleuse, qui ne dure peut-être pas, n'est pas l'assurance d'une révolution copernicienne, mais représente une fenêtre ouverte sur l'ailleurs et l'autrement. C'est cela qu'est cette bande dessinée d'Alfred. L'arrivée de l'inattendu et de l'hypothèse d'une chance, là où serpente la résignation, mais aussi la malavita toujours prête à accueillir ceux qui renoncent et ne rêvent plus. Tout bêtement beau, un album qui ne rechigne pas à transmettre des émotions, tout en évitant le pathos et les leçons de morale. Bellissima storia.