Lorsqu’il est question de justice et d’ordre, même dans une société dystopique et ultraviolente comme Mega-City One, il est toujours pertinent de s’intéresser au sort de ceux qui, après avoir purgé une lourde peine, tentent de réintégrer ce monde impitoyable. C’est précisément le cas du juge Asher, condamné pour usage excessif et injustifié de la force contre un simple citoyen. Envoyé sur la colonie pénitentiaire de Titan, il y a passé vingt ans à accomplir les tâches les plus humiliantes et dangereuses, dans des conditions inhumaines. Désormais, celui qui fut un éminent représentant de la loi n’est plus qu’un citoyen de troisième classe, Kyle Asher. Il revient dans la cité qu’il avait juré de protéger, mais il n’est plus le même homme. Marqué à jamais par les sévices subis, aussi bien physiquement que psychologiquement, il porte une plaque métallique incrustée dans son thorax et un visage à jamais défiguré. En un sens, il est devenu aussi un être humain "augmenté". Dès son retour, la police des Juges considère sa présence d’un très mauvais œil. Pour eux, un tel individu ne saurait véritablement se racheter, même si Asher semble sincèrement déterminé à respecter la loi et à mener une vie exemplaire. Judge Dredd lui-même demeure sceptique, lui qui n’accorde que peu de crédit aux histoires de rédemption. La situation se complique lorsque d’anciens Juges, opposés au retour des condamnés dans Mega-City One, prennent pour cible ces parias. Harcèlements, persécutions, incitations au suicide… Certains vont jusqu’à maquiller leurs meurtres. Et pour Dredd, de telles exactions constituent un crime aussi impardonnable que ceux commis par les criminels qu’il traque sans relâche. Asher découvre son appartement ravagé, et il est intimidé brutalement. Mais le type sait se défendre, il a toujours son entraînement de juge. Il ne faut donc pas le prendre pour une victime sans défense !
Kenneth Niemand signe ici une histoire complète, en réalité constituée de trois arcs narratifs initialement publiés sous forme d'épisodes hebdomadaires de quelques pages, dans la revue anthologique 2000 AD. Son récit est ainsi divisé en trois parties. Dans la première, nous assistons au retour de Asher et développons rapidement de l’empathie pour lui, tant ses épreuves passées et sa volonté de réinsertion, respectueuse de la loi et empreinte de retenue malgré les pressions, forcent l’admiration. Face à lui, Judge Dredd apparaît presque antipathique, convaincu qu’aucune rédemption n’est possible dans un tel cas. La seconde partie voit l’ancien juge condamné poursuivre sa quête d’une honnêteté absolue. Cette fois, il tente d’assurer l’avenir de la fille de celui qu'il a battu à mort. Mais en renonçant à la passivité et en adoptant une posture proactive, il enclenche malgré lui sa propre chute, puisque il faudra affronter Dredd, ce qui signifie pour lui une impasse inévitable. C’est là que Kenneth Niemand se révèle particulièrement habile : il nous offre le portrait d’un héros malgré lui, foncièrement juste, incapable de renier les valeurs inculquées à l’Académie des Juges. On aurait pu s’attendre à ce qu’il revienne de Titan assoiffé de vengeance ou, au contraire, totalement brisé, cherchant à survivre sans faire de vagues. Mais non : Asher veut encore être utile à la cité, à la communauté. Il respecte les règles et joue le jeu. Et c’est précisément parce qu’il pousse ce raisonnement et ce comportement à l’extrême, dans une société fascisante où la droiture et l’honnêteté ne sont pas perçues à leur juste valeur, qu’il se condamne à la misère. Une misère que l’on retrouve dans la troisième et dernière partie, Un homme déchu. Pour mener sa mission à bien, il ne lui reste plus qu’une seule option : frayer avec la pègre, dans l’espoir de l’infiltrer et de la détruire de l’intérieur, tout en exploitant le crime pour éliminer ceux qui le méritent et qui gangrènent la société. Mais, inévitablement, il entre en collision frontale avec Judge Dredd et se heurte à l’intransigeance d’une justice qui refuse toute nuance de gris. Dans cet univers où seule la loi décide arbitrairement de ce qui est juste ou non, sans dialogue ni compromis, la trajectoire du malheureux s’achève dans une tristesse absolue. Un récit poignant, porté par un scénariste inspiré. Le dessin de Tom Foster, l’un des nouveaux talents britanniques à suivre de près, sert parfaitement cette histoire. Bien qu’il souligne lui-même ses imperfections dans quelques pages rédactionnelles où il revient sur son travail, son style frappe par sa pertinence et sa capacité à donner vie à Mega-City One. Avec cette publication, Delirium poursuit sa mission : proposer le meilleur de Judge Dredd selon deux approches complémentaires. D’un côté, ces albums indépendants qui rassemblent certains des arcs narratifs ou thématiques les plus marquants de ces dernières années. De l’autre, la collection Les Affaires Classées, de volumineux pavés en noir et blanc qui publient, dans l’ordre chronologique, les grandes heures du Juge. Inutile de préciser que ces deux collections sont tout simplement indispensables et que chaque nouvelle parution dans cet univers mérite d’être célébrée dignement.
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