OMNIBUS DAREDEVIL PAR NOCENTI ET ROMITA JR : UN RUN INDISPENSABLE


 Un des "run" les plus surprenants et riches en interprétations de Daredevil est assurément celui de Ann Nocenti. Journaliste de profession, elle est appelée dans la seconde moitié des années 1980 pour prendre les choses en main sur le titre de Tête à cornes, qui ne s'est toujours pas remis, à l'époque, du pic qualitatif atteint sous l'ère Frank Miller, suivi d'une lente plongée inexorable. Après avoir fait ses classes notamment sur la mini dédiée à Longshot, Nocenti bouleverse le regard que nous portons sur Daredevil, en mettant de coté les sempiternelles luttes poisseuses dans les ruelles malfamées de Hell's Kitchen, et en ouvrant grandes les vannes de la réalité sociale, saupoudrées d'introspection et de métaphysique. Si les premiers épisodes n'osent pas encore s'aventurer sur ces territoires glissants, très vite la scénariste va innover, quitte à ne pas forcément être comprise d'emblée par des lecteurs déroutées. Matt Murdock est au centre de cette petite révolution. Puissamment influencé par son background judéo-chrétien, l'avocat aveugle respecte -à sa manière- un ensemble de codes et de règles déontologiques, qui le font aller de l'avant, et lui donnent inconsciemment ce sentiment de supériorité sur les autres, et qui justifie son statut de redresseur de torts, en contradiction avec son métier au civil. Ici, il a aidé Karen Page, sa flamme de toujours, au monter une association venant en aide aux plus pauvres, et qui prend en charge le cas d'un gamin rendu aveugle par des déchets toxiques abandonnés avec nonchalance dans la nature, par une grande compagnie vérolée. Derrière celle-ci se cache le Caïd et son empire financier malfaisant, et pour assurer la défense de l'indéfendable, c'est Foggy Nelson, l'ami momentanément en disgrâce, qui s'y colle. Mais Matt a de plus gros soucis en tête. Il a rencontré une certaine Mary, une brune mystérieuse, qui excite et étourdit ses hyper sens, et qui fait monter en lui un désir brûlant et irréfrénable. Inoubliable les scènes où Matt et cette jolie créature s'embrassent et se caressent sous les yeux du petit aveugle, qui devine ce qui se passe, sans rien voir formellement, et constate avec dépit que les adultes profitent de sa cécité pour faire comme s'il n'existait pas. C'est que Mary est en fait un pion du Caïd, destinée à faire chuter, une fois encore, le toujours debout Murdock. Et surtout, Mary a deux personnalités, une schizophrénie de premier ordre, qui la pousse à devenir quelqu'un d'autre, une meurtrière impitoyable, un monstre de perversion, la bien nommée Thypoïd Mary. Et ça, Daredevil (et Matt Murdock donc) l'ignore totalement… Wilson Fisk a parfaitement compris qu'il est plus aisé de détruire Daredevil de l'intérieur, que l'extérieur. DD encaisse bien les coups, mais sa psyché a tendance à parfois lui jouer des tours. Son sentiment de culpabilité pèse comme une roche granitique. Devant le bonheur "conjugal" enfin rejoint avec Karen Page, l'homme souffre et ressent la honte du péché face à la douce Mary; pire encore il est en proie à une répulsion/attraction mortifère face son alter égo maléfique, Typhoid, qui l'excite autant qu'elle le dégoûte. Eros et Thanatos chez Marvel.


Défait, le héros aveugle va mettre un certain temps à se remettre sur pieds, d'autant plus qu'en parallèle son titre mensuel est fortement impacté par le crossover Inferno, qui voit des ordres de démons infecter Manhattan, avec les objets du quotidien qui prennent vie, comme le métro par exemple, qui avale ses passagers. C'est finalement à partir du numéro 271 que la scénariste Ann Nocenti va à nouveau frapper un grand coup, avec une histoire où c'est tout un discours qui est élaboré, contre la consommation excessive de viande, l'élevage intensif, et la maltraitance des animaux. Ainsi que le rôle de la femme, piégée par la publicité et les injonctions masculines, à la recherche d'une perfection illusoire. Nous pénétrons ainsi à l'intérieur d'une ferme ultra moderne, où les profits augmentent au fur et à mesure que les frais diminuent. En contrepartie, les bêtes qui vont finir à l'abattoir grandissent dans des conditions inhumaines. La fille du propriétaire -une certaine Brandy- a bien conscience des activités de son père, et elle ne peut rester les bras croisés. Fille à papa élevée dans la ouate, elle a toutefois développé une conscience personnelle qui la pousse à devenir chef d'un groupe d'activistes, qui lutte pour le droit des animaux, mais aussi pour une forme moderne de féminisme. Les chemins de Brandy et de Daredevil se croisent, lorsque pour des raisons différentes ils se retrouvent dans la ferme incriminée : grande stupeur au menu, avec la découverte, dans une sorte de cuve cryogénique, des corps de jeunes femmes soumises à des modifications génétiques et physiques, les amenant à rejoindre la perfection, telle qu'on pourrait l'attendre dans l'imaginaire machiste, de ceux pour qui la bimbo décérébrée et consentante est l'idéal féminin. Une de ces créatures est libérée, lorsque sa cuve se brise. Elle ne porte pas de nom, simplement un numéro de série (numéro 9). C'est une blonde aux formes généreuses, qui ne vit que pour servir l'homme auquel elle va s'attacher. Et bien entendu, puisque Daredevil est plus ou moins responsable de sa libération, autrement dit de sa naissance, voilà qu'elle s'attache à notre héros, et fait de son mieux pour le servir, lui prépare de savoureux petits sandwichs, ou lui dispense massages et compliments à longueur de journée. Une créature totalement soumise donc, qui entre bien vite en conflit avec Brandy la rebelle. Mais aussi une femme tragique, dotée de surcroît du pouvoir de guérir de toutes ses blessures, même face à la dernière version en date de Ultron, trafiquée et relâchée dans la nature par Fatalis, à l'occasion d'un autre crossover qui croise la route de Daredevil, les Actes de Vengeance (la variant cover choisie par Panini illustre ce récit). Une fois résolu le dilemme moral et éthique entre Brandy et son père (au passage nous avons droit à de jolies scènes de crêpages de chignons, sans doute un fond de jalousie motive t-il la rebelle à s'en prendre à la blonde docile) le récit devient moins passionnant. Les Inhumains s'en mêlent, puisqu'ils sont sur Terre à la recherche du fils du couple royal, momentanément éloigné de leur refuge pour des raisons d'état. On découvre aussi Blackheart, le rejeton de Mephisto. Romita Jr est au dessin pour la grande majorité des épisodes du cycle d'Ann Nocenti. Excellent Romita, ajouterais-je, tant à l'époque il avait ce don de synthèse, faisant naître mouvement et vie de chaque planche, avec un trait dur et nerveux, bien aidé par l'encrage remarquable de Al Williamson. Ces épisodes furent publiés dans les années 90 par Semic, dans les petits fascicules "version intégrale", puis dans la collection Marvel Icons. Aujourd'hui, un gros omnibus vous tend les bras, pour les amateurs de ce format extralarge. 


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