Après avoir abordé la renaissance du personnage, remontons de quelques années pour retrouver la toute première mini-série consacrée à Sentry, écrite par le Britannique Paul Jenkins. Nous voici au cœur du problème : ce personnage existe-t-il réellement, ou bien n’est-il que le fruit des délires d’un homme d’une banalité affligeante, qui confond alcoolisme, bouffées psychotiques et souvenirs d’un passé de super-héros dont dépendrait, rien que ça, le destin du monde ? La question est cruciale, car Sentry est censé avoir existé. Il aurait été l’ami de la plupart des super-héros de l’univers Marvel. On découvre par exemple que Mister Fantastic fut son témoin de mariage, ou encore qu’il entretenait des liens étroits avec des figures comme Hulk ou Spider-Man. Seulement voilà : aucun d’entre eux ne semble se souvenir d’avoir partagé quoi que ce soit avec ce colosse blond en costume doré, qui sauve la planète un jour sur deux. Il y a une raison à cet oubli. Certains super-héros, parfaitement conscients de l’existence de Sentry, ont volontairement choisi d’oublier ce qui s’est passé. Car s’ils devaient un jour retrouver la mémoire, ce serait forcément le signe qu’une catastrophe d’ampleur cosmique est en train de se profiler — à savoir le retour de Void, l’alter ego maléfique du plus grand héros de tous les temps. À moins, bien sûr, que Void ne soit qu’une autre facette de lui-même, née lorsque sa psyché vacille et qu’il bascule du côté obscur de la Force… comme on le dit désormais depuis que Star Wars est devenu une référence culturelle planétaire. Nous sommes donc ici face à une mini-série profondément introspective et tourmentée. Petit à petit, le lecteur est amené à comprendre que ce qui arrive à Robert Reynolds est bien réel. Il n’est pas juste un type ordinaire, porté sur la bouteille, dont le mariage bat de l’aile. Il est victime d’un phénomène qui le dépasse, et de très loin. Et de cette prise de conscience pourrait bien dépendre le salut du monde. Ah, et il faut le dire aussi : au dessin, il y a un génie. Jae Lee.
Le travail sur les ombres, la manière de figurer un monde presque expressionniste, où chaque page est à la fois dérangeante et plastiquement fascinante : tout cela fait de ce dessinateur une denrée rare. En tout cas, il était la bonne personne, au bon endroit, au bon moment. Grâce à lui, cette histoire interroge la place et le rôle du mythe populaire, de la mémoire collective, du surhomme tel que nous le montre la tradition des comics américains — ou, tout simplement, l’impact que ces figures peuvent avoir sur l’imagination débridée de leurs lecteurs. Tout cela est mis en scène de manière remarquable, notamment à travers l’usage fréquent de fausses couvertures, pastiches d’anciennes scènes d’action qu’on nous présente comme « canoniques », alors même que l’on sait qu’elles ne se sont jamais produites. Le récit s’inscrit dans le cadre d’une fabuleuse opération de retcon, où l’on peut jusqu’à la dernière page douter de la véracité de ce que l’on nous donne à lire. Cerise sur le gâteau : l’idée qu’un traître pourrait avoir activement contribué à la longue éclipse de Sentry — et que ce traître pourrait même être l’un de ses meilleurs amis. Lorsque vient le moment d’affronter Void, et que la bataille finale se profile, le récit se fragmente alors en une série d’épisodes indépendants, chacun centré sur des figures iconiques telles que Spider-Man, les Quatre Fantastiques, Hulk ou encore les X-Men. Chacun de ces héros replonge dans ses souvenirs, dans sa première rencontre avec Sentry, et dans ce que ce dernier lui a apporté : la manière dont il lui a permis de comprendre ce que signifie l’héroïsme, d’évoluer, de se hisser à un autre stade de sa carrière. Les dessinateurs chargés de ces différentes parties sont eux aussi des pointures brillantes, comme Mark Teixeira, Bill Sienkiewicz, Phil Winslade ou encore Rick Leonardi. Inutile de le dire : cet album représente l’un des sommets de ce que Marvel a pu produire durant la période bouillonnante de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Si nous n’avons pas toujours pris la mesure, à l’époque, de la chance que nous avions de lire ces épisodes, nous en sommes aujourd’hui venus à les regretter sincèrement. Le film Thunderbolts aura donc été une excellente occasion, pour Panini, de nous reproposer ces petits trésors qui n’attendaient que d’être redécouverts.
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