Et vint le jour où Alan Moore comprit qu'il était probablement beaucoup plus un grand scénariste qu'un dessinateur accompli. Une décision d'importance fondamentale pour la bande dessinée, à partir de laquelle vont naître de multiples chefs-d'œuvre, plus ou moins connus du grand public. Dans cette intégrale de récits courts (deux, trois, ou sept pages en général) publiés dans la revue anthologique anglaise 2000AD, le lecteur un peu distrait va avoir l'occasion de comprendre pourquoi celui qui est aujourd'hui devenu une sorte de prophète acariâtre retiré du monde est une des pierres angulaires de l'histoire récente de la narration en bande dessinée. Nous sommes dans le domaine de la science-fiction, mais systématiquement saupoudrée d'une ironie décapante, d'un commentaire social qui vient enrichir des idées débridées et très souvent subvertir le sens qui était jusque-là attribué au concept développé. Quand une race guerrière traverse tout l'univers connu et inconnu pour en découvrir les limites, elle ne fait que tourner en rond et son périple aboutit au massacre de son propre peuple, des siècles plus tard, à son retour. Quand des explorateurs découvrent une matière spongieuse abandonnée par des extraterrestres sur un planétoïde, c'est pour se rendre compte qu'il s'agit en fait de super exo-cerveaux, malheureusement défectueux, qui vont amener la fin de la civilisation. Autre cible de la plume acerbe d'Alan Moore, le néocapitalisme et la manière que l'humanité a de tout transformer en valeur marchande, le plus souvent pour aboutir au pire des systèmes. Avec Moore, il est possible de quitter une Terre devenue un Eden, pour partir en vacances sur une planète où le crime est une distraction touristique permise grâce à des androïdes que le quidam moyen peut abattre, moyennant finance. Là aussi, le récit se termine par une morale glaçante qui va inverser le point de vue et les attentes. C'est aussi la possibilité de se diriger vers le Soleil, dans des zones où la température permet l'établissement de petite colonies où passer un moment de villégiature, ou encore de s'inscrire à une école qui a pour but de former de nouveaux super vilains galactiques, qui veulent asseoir leur autorité délirante… à chaque fois, la conclusion vient rappeler l'objectif véritable de Moore qui est de nous remettre sous les yeux nos défauts récurrents et l'absurdité d'un genre humain qui en prend pour ses galons, au fil des pages. Toute la première partie de cette intégrale est ainsi : elle présente des histoires souvent introduite par un extraterrestre, Tharg, qui sert de maître de cérémonie et peut aussi asséner quelques petites leçons de morale hilarantes, sur la paresse ou la gourmandise par exemple. Le fait est que c'est non seulement irrésistiblement drôle mais surtout diablement intelligent et que l'imagination fertile de Moore se déploie en un feu d'artifice de trouvailles réjouissantes.
Un des thèmes récurrents que développe Alan Moore est celui du voyage dans le temps, la capacité de remonter le cours des choses. C'est ainsi que les différents petits récits faisant partie de la liste des Times Twisters nous plongent dans des situations parfois absurdes, toujours diaboliquement rusées, qui explorent cette possibilité. On notera par exemple l'extraordinaire l'Homme réversible qui commence par ce qui semble être une crise cardiaque foudroyante et se poursuit par un parcours à l'envers. La victime revit toutes son existence comme s'il s'agissait de rembobiner la bande et d'assister à chaque étape importante, à reculons. Ainsi, les différents enterrements qui jalonnent son existence deviennent systématiquement une boîte que l'on déterre et quelqu'un qui rentre dans sa vie; inversement, l'homme rajeunit, retourne au travail, tombe amoureux de sa femme puis la salut une dernière fois, lorsque c'est l'heure de la première rencontre (une scène très émouvante et juste) avant de redevenir un petit enfant et donc de disparaître dans les mystères de la création. Moore se penche sur les paradoxes temporels avec brio; il va même jusqu'à se poser la question de la naissance de l'humanité, des premiers hommes en position verticale et sa réponse est bien entendu un voyage dans le temps. L'occasion de boucler une boucle, éternel recommencement de notre civilisation. Autre thème souvent abordé, celui des rapports entre l'homme et la machine, cette fois avec des histoires courtes où un certain Robo-la-mâchoire nous expose des faits dignes d'intérêt. L'occasion de rencontrer un mutant nommé Abelard Snazz, l'homme aux deux cerveaux. Un véritable puit d'idées sans fond, qui à chaque fois qu'il se penche sur un problème finit par l'exacerber et découvrir un remède bien pire que la menace supposée. Cela pourrait sembler juste drôle mais c'est en réalité d'une intelligence rare. On se surprend à se demander où Moore a pu trouver l'inspiration pour des récits qui parfois anticipent très largement ce que nous vivons aujourd'hui (et vraisemblablement ce que nous connaîtrons demain). Quelle leçon de narration et d'inspiration, au service de laquelle se placent de très nombreux dessinateurs, dont il serait vraisemblablement inutile de dresser la liste. Sachez juste (pour vous donner un ordre d'idée) que nous avons affaire à des calibres comme Bryan Talbot, John Higgins, Garry Leach, Alan Davis, Paul Neary, Dave Gibbons ou encore Steve Dillon. Le tout dans un noir et blanc extrêmement efficace et parfaitement contrasté, ce qui permet de bénéficier de planches vraiment soignées, où le texte riche et exigeant ne pénalise jamais le travail des artistes et le rythme des histoires. De la très grande science-fiction poil à gratter, quand Ray Bradbury rencontre Gotlib et l'anticipation se pare d'un burlesque tantôt désopilant, d'autre fois glaçant, toujours pertinent. Une sortie indispensable cet été, chez Delirium.