Imaginez un futur pas si lointain que ça (genre 2055) ou l'espace de stockage à disposition de l'humanité tout entière, sur internet, a atteint ses limites. C'est qu'il faut en faire de la place pour emmagasiner toutes ces images imbéciles de plats cuisinés ou ces selfies égocentriques, sans oublier les vidéos qui inondent YouTube du matin au soir. Les victimes à sacrifier risquent d'être célèbres; au diable des chef-d'œuvres du cinéma comme 2001 l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, ou de nombreux poèmes et romans du patrimoine littéraire... il est bien plus important de préserver la mémoire collective de nos soirées avinées entre potes. Bref, dans un monde comme celui-ci, le pauvre Yves Mathon, qui vient d'enterrer son père en début d'album, n'est vraiment pas à sa place. Le type fait de son mieux pour résister à sa façon, c'est-à-dire qu'il rapporte chez lui des fichiers qu'il est censé détruire, au risque d'en prendre pour des années de prison. Il a son service un robot domestique, Mikki, qui porte également sa fille à naître par gestation procurée. Ce robot est ainsi régulièrement fourni en précieuses datas, et c'est lui qui préserve ce savoir censé disparaître à jamais. Bien évidemment un tel comportement à risque peut connaître une fin tragique d'un moment à l'autre, d'autant plus que deux inspecteurs semblent sur la piste de Yves et remontent petit à petit jusqu'à lui. C'est toute sa vie professionnelle, personnelle et familiale qui risque de basculer, car il ne faudra pas compter sur son épouse pour être solidaire en cas d'inculpation... ça c'est la première partie de l'œuvre d'Ugo Bienvenu, intitulée préférence système. Une vision dystopique et intelligente de ce que pourrait être notre avenir, de cette tentation délétère que nous avons de toujours préférer le superficiel au détriment de l'essentiel. La culture est en danger, mais c'est notre mémoire collective, celle de l'humanité, qui disparaît jour après jour. Nous oublions qui nous sommes et d'où nous venons, nous nous effaçons.
Il y a une césure assez étrange en milieu d'album et la seconde partie est fort différente de la première. Impossible d'en parler en détail sans spoiler toute l'histoire, mais nous basculons vers un utopie de la collapsologie, qui évoque le mythe du bon sauvage, avec un robot qui prend sous son aile celle qui pourrait bien être une petite page d'espoir pour notre monde qui marche sur la tête. Si nous aurions souhaité que ces deux grandes phases soient plus adroitement reliées et que le récit gagne ainsi en clarté et en logique narrative, il n'empêche que cette œuvre est aboutie et truffée de bonnes idées, qui trouvent un écho profond dans cette société qui nous dépersonnalise et nous digitalise toujours plus, mois après mois. Le dessin est clair, concis, sans fioriture, l'histoire est mise en couleurs de manière extrêmement limpide, probablement d'ailleurs dans des tons trop criards par endroit, avec des aplats monochromes extrêmement vifs; on se plaît par moment à songer à ce qu'aurait pu donner une touche légère et éthérée comme celle des aquarelles de Dustin N'guyen par exemple, mais bon, c'est vraiment pour chercher la petite bête et tendre vers la perfection, car autrement ce Préférence système est une lecture hautement recommandable, qui pourrait bien être une des bonnes surprises sur vos étagères en cette fin d'année, où devrais-je dire début d'année, puisqu'à l'heure où vous lisez ces lignes, nous sommes sur le point de fêter le 1er janvier. Bonne et heureuse année à tous alors, et encore merci pour votre fidélité au fil des ans.
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