PATRIA : OEUVRE MAGISTRALE DE TONI FEJZULA CHEZ ANKAMA


 Patria est un récit choral, dans le sens où chacun des personnages y prend la parole, explicite ses motivations, entre en scène et la quitte régulièrement, pour des tranches de vie qui se juxtaposent, se côtoient, se complètent. Un exercice artistique d'équilibrisme narratif, qui est rehaussé par une pluralité des points de vue et des thématiques qui sont abordés, là encore de manière fragmentaire, éparse, sans jamais que le lecteur ne perde le fil d'une histoire qui se densifie au fur et à mesure d'une apparente déconstruction. Patria, donc. Mais de quoi parlons nous ici, de quelle patrie allons nous nous préoccuper? Celle pour laquelle donner son sang, cet idéal nationaliste à défendre jusqu'au dernier souffle, sans jamais prendre le temps de peser sur la balance de l'existence le poids des drames et de la souffrance, engendré au nom de la souveraineté sur un territoire, aussi mince et fragile soit-il? Ici nous sommes aux Pays Basque espagnol, à cette époque pas si lointaine où les membres de l'ETA exigent le paiement d'un impôt révolutionnaire aux plus nantis de la région, pour subventionner la lutte armée dont ils se sont auto proclamés les paladins. Ou simplement celle qui habite nos souvenirs, nos sensations, celle faite d'images, d'odeurs, de sons, celle que nous avons élu et choisi, par affinité, par amour véritable, par pragmatisme? Ces deux propositions sont recevables, à la lecture de cette œuvre monumentale et poignante, signée Toni Fejzula, et librement inspirée du roman à succès de Fernando Aramburu. Le sang coule souvent, et la violence insensée divise même les familles les plus unies, séparent les amis, brisent les rêves de plusieurs générations. Pour rien. Ou si peu. Txato, le mari de Bittori, est assassiné par un triste après-midi quelconque, pour ne pas avoir totalement réglé la somme qui lui avait été demandée. On ne sait pas vraiment qui est l'homme qui a appuyé sur la gâchette, mais tout porte à croire qu'il pourrait s'agir de Joxe Mari, un jeune exalté qui brûle son existence au service d'une cause qui le manipule. Et dont la mère, Miren, est liée avec l'épouse de la victime, par des rapports amicaux, à l'instar des enfants. L'onde de choc est dévastatrice, entre les non-dits, la solitude et l'incapacité de communiquer, la peur et la haine, l'envie de fuir et l'honneur qui dicte ses exigences, et dresse des murailles impénétrables. Les vies de tous se désagrègent lentement, ou radicalement. La maladie, la prison, l'exil, l'indifférence, rythment ces destins croisés et cabossés, ces trajectoires aléatoires qui échappent parfois à la collision mais certainement pas à la sortie de route. 

Miren est de retour dans son village natal du Guipuscoa, et bien que malade et très âgée, sa seule présence ravive douleurs et culpabilités jamais vraiment enfouis. C'est que la vérité, dans Patria, n'existe probablement pas, et n'est probablement même pas au centre des enjeux de ce pavé monumental. Et nous arrivons là à cette seconde acception du terme patrie, à savoir un ensemble sensitif et affectif, qui participe à la définition de notre identité. L'artiste lui-même, Toni Fejzula, explique parfaitement dans une postface captivante son rapport à cette problématique, entre sa nationalité serbe, son attachement pour la ville de Belgrade, et son être espagnol aujourd'hui. Il n'y a pas de vérité géographique sans réalité historique, et chacun s'accommode de menus mensonges, voire de terribles trahisons, tant qu'elles servent les desseins personnels. La situation dans les Balkans, les attentats nationalistes de l'organisation basque, tout ceci au nom d'idéaux cauchemardesques qui sont emportés par le temps, comme le sable par la mer. L'obsolescence de la lutte, qui ne laisse que des cicatrices. Qui a vraiment assassiné Txato? Le pardon est-il encore possible pour Joxe Mari, dont la jeunesse a fané année après année dans les geôles espagnoles? Ce même pardon, serait-il capable de le demander, de s'amender en partie, ou la haine dévorera t-elle jusqu'à son dernier souffle? On a rarement lu quelque chose d'aussi fort, d'aussi vrai, d'aussi beau, tout simplement. Huit personnages en quête d'une paix qui leur a été arrachée sans raison, sans crier garde, au bout du canon d'un revolver. Chacun fait entendre sa voix, tâtonne pour trouver sa voie, et Fejzula use d'une science extraordinaire à travers l'emploi de couleurs subtilement différentes, tout en parvenant à gérer le tour de force d'illustrer le temps qui passe, et transforme aussi bien les corps que les âmes. Le trait peut sembler brut, et rebuter le lecteur à la recherche d'un réalisme photographique, pour autant chaque vignette, sans la moindre exception, est un concentré de sensations, d'émotions, et parvient à en dire bien plus dans la suggestion, qu'en assénant de lourdes évidences convenues. Le travail sur les textures, les couches successives, l'évanescence du contour même des cases, le montage des planches, tout dénote une maîtrise totale, absolue, d'un artiste qui aime à réinventer, pour explorer de nouveaux horizons, et qui ici atteint une maturité et une plénitude remarquables. L'adaptation (libre) du roman de Fernando Aramburu accouche d'une excroissance qui parvient à dépasser sans rougir les ambitions de l'œuvre originelle, et sans jamais hausser la voix, transmet ce cri du cœur que les membres de ces deux familles déchirées n'ont jamais pu étouffer, cette paix bafouée qui trouve peut-être, pour la première fois, une chance de se réaliser, avec un armistice et la décision de l'ETA de rendre les armes, point de départ d'un voyage humaniste et historique extraordinaire. Ajoutons que la forme a su se hisser à la hauteur du fond, tant Ankama a soigné la version française de Patria. De la qualité du papier à la richesse du rédactionnel, l'objet est tout simplement sublime, un travail d'adaptation comme on souhaiterait en voir souvent, toujours. Vous lirez bien peu de choses cette année, aussi touchantes, ou simplement belles, que ce chef d'œuvre de Toni Fejzula. 

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