La grande qualité de Blue in green, c'est la manière dont se répondent ou se confondent les différentes strates qui peuvent participer à la création d'un comic book. Difficile de dire si ce sont les mots, la prose de Ram V qui ont inspiré les dessins de Anand RK, si c'est ce dernier qui a distillé sa magie au fil des pages et sublimé le travail du lettreur Aditya Bidikar, ou si tout ceci a fortement influencé le scénariste pour écrire une œuvre singulière et magnifique. Toujours est-il qu'on reste bouche bée devant de très nombreuses planches, qui ont très souvent cet aspect peint que nous connaissons chez David Mack par exemple et qui jouent habilement des frontières poreuses qui existent entre l'onirisme et la réalité, entre le quotidien prosaïque d'un homme à la recherche de ses racines et la métaphysique, voire l'épouvante, ce qui se cache dans son esprit et qui n'a jamais été abordé frontalement jusque-là. D'ailleurs, il est même possible d'oublier carrément le sujet principal de Blue in green. Erik rencontre-t-il véritablement le surnaturel ou est-il victime de visions ? L'histoire d'amour (re)naissante puis immédiatement avortée avec Vera, une ancienne petite amie, va-t-elle être importante ou ne sera-ce qu'une station sur un chemin de croix perturbant ? Est-ce une réflexion sur la nécessité de brûler la chandelle par les deux bouts, consumé par le désir de l'art, ou au contraire une mise en garde sur ce qui attend celui qui se laissera séduire et inconsidérément tourmenté par ses muses ? Lisons-nous un drame familiale et intime ou une plongée glaçante et lente dans l'horreur ?Rarement nous refermons un album en considérant qu'il existe autant de réponses que de lecteurs, et même - et c'est cela qui est extraordinaire - l'interrogation n'a peut-être aucun sens ! Ce qui compte, c'est un peu la même chose que ce qui peut importer dans de nombreux disques de jazz, c'est le sentiment qui se dégage, l'émotion qui peut prendre aux tripes… si ce n'est qu'ici on ne fermera jamais les yeux pour se laisser transporter, mais au contraire, on les gardera grand ouverts jusqu'à la dernière planche et son insondable tristesse. Bref, vous pouvez très bien faire l'impasse sur ce titre, si vous ne lisez uniquement que du super-héros en costume bariolé. Inversement, si vous prétendez avoir entre les mains quelque chose d'aussi insaisissable que bouleversant, je vous recommande fortement d'investir dans ce qui sera (on peut déjà le dire, même si nous sommes en janvier) une des sorties marquantes de l'année 2023 sur le marché français. On n'obtient pas un Eisner Award par hasard, après tout. Au passage, n'hésitez pas à caresser la très belle couverture que vous a réservé Hi Comics, avec son effet "vinyle/micro sillons" des plus réussis. C'est de l'art jusqu'au bout du bout des doigts, que demander de plus ?
(sortie mercredi 18 janvier)