Laissez-moi vous poser deux petites questions avant d'aborder la critique du premier tome de Aurora, disponible chez Soleil. Tout d'abord, savez-vous combien d'enfants naissent chaque jour en moyenne dans le monde ? Ensuite, pouvez-vous expliquer ce qu'est réellement une aurore boréale ? Dans le premier cas, le chiffre est de 220 000. Dans le second, sachez qu'il s'agit d'une masse de particules chargées que le soleil éjecte, et qui traversent l'espace jusqu'à entrer en collision avec la magnétosphère, c'est-à-dire le bouclier qui protège la Terre. Les deux événements se rejoignent un beau jour alors qu'une l'aurore boréale particulièrement spectaculaire est visible à travers tout le globe. Durant ces 24 heures là, 220 000 enfants vraiment particuliers vont naître. Dès leur naissance, on constatera qu'il ne pleure pas, ne semble manifester aucune émotion; et du reste, au fur et à mesure de leur croissance, les choses ne vont pas évoluer. Les petits gamins mutiques vont devenir des enfants au quotient intellectuel extraordinairement élevé, aux capacités physiques invraisemblables (au point de pouvoir à 3 ans se débarrasser d'une meute de chiens en colère). Pire encore, ces enfants semblent en mesure d'entendre des conversations très lointaines et avoir une sorte de lien étrange qui les unit, en prévision de ce qui s'annonce être comme un acte coordonné à l'échelle mondiale, une forme de prise de pouvoir, qui tôt ou tard risque d'advenir. Christophe Bec nous affirme que l'histoire lui est venue d'un bloc, tout à coup, un beau matin. Il a dû passer une nuit active au pays des songes car on a l'impression qu'il y a tout un univers qui est en germe dans ce premier tome, que nous partons pour quelque chose d'ambitieux et de malaisant, avec une nouvelle génération qui a tout pour vous impressionner et vous terroriser. Il y a d'ailleurs un petit côté Soleil Noir (que nous avions récemment chroniqué), publié chez Shockdom, dans Aurora, mais là où chez Sicchio les enjeux restaient somme toute circonscrits à une atmosphère, à un sentiment d'aliénation, nous entrons ici dans quelque chose d'autre, une forme de nouvelle humanité, que l'on pourrait d'ailleurs également qualifier d'inhumanité.
Avec Christophe Bec au scénario, nous avons déjà l'assurance qu'on ne fera pas dans la demi-mesure. L'auteur est habitué à nous embarquer dans des vols au long cours et ses séries ont de l'étoffe et de la suite dans les idées. Il récupère ici une des peurs les plus prégnantes de notre société, à savoir les épidémies et les virus (il est fait mention du covid, par ailleurs) pour écrire quelque chose d'autre, de beaucoup plus subtil et pernicieux, à savoir toute une génération d'individus potentiellement très dangereux et dont le développement risque de signifier l'asservissement de la race humaine. Il suffit par exemple de voir comment se comporte un de ces petits héros qui grandit au sein d'une famille milliardaire, avec comme père un oligarque russe roi des affaires. La manière dont il tyrannise toute la famille et les domestiques, dont il se plaît à humilier son entourage et dulcis in fondo, le mal dont il fait preuve quand il orchestre une mort, que son intelligence supérieure lui permet de maquiller en suicide ou accident. Stefano Raffaele est pour sa part excellent, son trait particulièrement expressif et réaliste se met au diapason du scénario et il parvient à exprimer l'effroi et l'horreur qui s'annonce, avec des planches du plus bel effet et dont la construction s'avère diablement efficace. On se surprend à détester cette génération inéluctable, qui sait se montrer odieuse et monstrueuse, que rien ne semble en mesure d'arrêter puisqu'elle grandit dans l'anonymat et le secret, jusqu'au moment où elle se révélera pour prendre le pouvoir. Aurora est prévue pour être une série en six volumes, au rythme de deux parutions annuelles; au terme du premier chapitre, les enjeux sont donc parfaitement posés, tout ceci alors que la véritable fuite en avant n'a pas encore commencé. Le monde est déjà condamné et ne sera plus jamais le même, mais personne ne le sait encore, sauf le lecteur, qui attend déjà avec impatience la suite.