BATMAN DAMNED : LA DAMNATION SELON AZZARELLO ET BERMEJO

Batman est ce qu'on appelle communément un control freak. Alors le voir se réveiller dans un lieu inconnu, sans la moindre idée de ce qu'il y fait, c'est déjà un élément inusuel en soi. D'autant plus que la télévision diffuse une nouvelle assez étonnante : on vient d'éliminer le Joker! Non pas qu'il va manquer à Gotham City, mais qui a bien pu commettre ce crime cent fois remis à plus tard? Commence alors pour le Dark Knight une aventure qui naît dans la confusion, avec à son chevet John Constantine, maître menteur et manipulateur dès lors que cela sert ses propres intérêts. Un Batman qui dans les premières pages apparaît sanguinolent, en bien mauvaise posture, avant de reprendre connaissance comme déjà précisé. Ce qui frappe d'emblée, c'est la fragilité, la vulnérabilité d'un héros habitué à incarner le justicier de marbre, inamovible. Comme lorsque de retour dans sa Batcave, il se soumet à un scanner intégral, nu comme un ver, ce qui est aussi l'occasion d'une petite polémique stérile dont les américains ont le secret, eux qui sont assez en difficulté avec les personnages masculins sevrés de vêtements (mais pas avec les héroïnes aux poitrines démesurées et dessinées comme des péripatéticiennes, assez curieusement). Bref, ce Batman d'Azzarello prend son envol de la plus énigmatique des manières. Impossible de comprendre quoi que ce soit, le lecteur doit se contenter de recevoir une dose massive d'informations et de pistes confuses, qui oscillent entre histoire surnaturelle (Zatanna, Deadman, Etrigan), violence urbaine (Harley Quinn), et souvenirs hantés de famille. Le scénariste donne à entendre clairement que le couple Wayne battait de l'aile, au point de se déchirer devant le petit Bruce, et que Thomas avait une amante officielle. C'est Constantine qui est la voix narrative de ces pages initiales, et on a l'impression que tous ceux que Batman rencontre, au fil de la lecture, ne sont là que pour étoffer artificiellement le récit, sans avoir de véritable pertinence ou caractérisation. Batman Damned se contorsionne, se cache derrière des écrans de fumée, entretient le mystére avec des visions angoissantes (des flashbacks). Du coup, quel est l'élément qui mérite indiscutablement de miser une pièce sur cet album confus? Le dessinateur, pardis. Mesdames et messieurs, voici venir Lee Bermjo. 


Bermejo signe t-il ici la meilleure prestation de sa carrière? Honnêtement, je ne suis pas loin de répondre par l'affirmative. Certes, il faut avoir une inclination évidente pour le style photo réaliste, pour ces pages glacées où chaque détail crédibilise l'ensemble, et dans ce cas vous allez jubiler. Toujours aussi maître dans l'utilisation des ombres, des contrastes, l'artiste donne ici une patine saisissante à la ville de Gotham, à son héros fatigué, dans une tenue aussi paramilitaire que possible. Tout est soigné et présenté comme "vrai", de la texture des bottes au reflet dans les flammes ou le sang. Ou plutôt comme "hyper vrai", puisque cette véracité est si exaspérée qu'elle en devient factice, mais fascinante et esthétisante à souhait.
Si Bermejo est au sommet, on devine Azzarello chez lui la bouteille de scotch à la main, presque vide, en train de maugréer sur son destin d'auteur maudit. Déjà que les deux premiers numéros (sur trois) sont décousus et incompréhensibles, voilà que le dernier volet a été retardé car DC Comics ne savait plus très bien comment gérer cette parution sur le Black Label, qui entre scènes discutables (Batman le sexe à l'air, Harley Quinn qui viole presque Batman sur un toit...) et structure ultra bordélique de la narration, semblait partir en live de page en page, au point que le premier lecteur a fournir une explication plausible sur ce qu'il a eu sous les yeux aurait mérité de remporter l'intégrale des aventures de Batman depuis 80 ans, et un voyage à Gotham. L'ami Brian veut faire dans le spectaculaire, le philosophique, il veut jouer à l'original maudit (Damned!), mais ses personnages sont juste ridicules (Etrigan en rapeur de quartier déshérité, Swamp Thing qui déboule sans qu'on sache pourquoi. Ah si, car Batman est sous terre, dans un cercueil. Ne me demandez-pas comment ça se fait par contre...) et ses intentions un mystère pour tout le monde. On croit deviner un semblant de chute (au sens propre comme au figuré) dans les deux trois dernières planches, qui pourrait rendre un strict minimum de cohérence à ce Batman Damned, mais il est clair que le point de non retour est franchi. Impossible de jeter l'album à la poubelle, car les comics c'est cher, et Bermejo y a mis son âme, ça se voit. Mais il faudrait me payer énormément pour que je m'y remette encore une fois depuis le début. 



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