Nous sommes bien peu de choses et il suffit parfois d'un petit détail ou d'une circonstance défavorable pour qu'une existence bascule complètement. Cela concerne aussi les grands ce monde, comme par exemple les artistes les plus en vogue. C'est le cas du peintre Peter Van Meer, qui dans les années 1990 connaît un succès phénoménal et semble sur le point d'atteindre le firmament de la création, avec un nouveau style pictural qui est un peu la synthèse de tout ce qu'il a recherché durant sa carrière. Seulement voilà, un beau soir des individus s'introduisent chez lui pour un cambriolage un peu particulier. Ils ne vont rien emporter de tangible et d'important si ce n'est les secrets de cette nouvelle peinture et donc la capacité de la reproduire, c'est-à-dire d'opérer un plagiat, qui va révéler alors au monde un nouveau peintre américain jusque-là inconnu (forcément), Tommy Crane. Bien évidemment, la réaction de Van Meer est virulente et il décide tout de suite de se présenter devant les tribunaux et déclencher un procès retentissant à celui dont personne n'a jamais vu le visage. Tout semble indiquer que Van Meer a de bonnes cartes en main pour prouver l'existence du plagiat; seulement voilà, quand la malchance s'en mêle, l'effet boule de neige peut-être rapide et véritablement néfaste, à commencer par exemple par les toiles originales, celles qui ont ensuite été copiées et qui finissent détruites par la compagne de la "victime", certaine qu'elles étaient de toute manière destinées à être jetées ou en tous les cas non utilisées. Quant au témoignages, les amis intimes étant un peu trop proches, ils ne peuvent être entendus devant les jurés… et du coup, celui qui a été plagié devient petit à petit totalement impuissant, tandis que le mécanisme de l'absurde et de la frustration se referme tel un piège implacable.
La descente aux enfers peut commencer. Et l'histoire devient alors un thriller qui est aussi une quête de sens, avec un personnage dont la vie se délite au fur et à mesure qu'il tente de remonter le courant, pour faire triompher ce que le lecteur sait pourtant être la vérité. Arrive même le moment où il est à deux doigts d'inverser la tendance et à son tour d'usurper l'identité de l'usurpateur pour d'opérer un retournement de situation aussi jouissif qu'improbable. François Schuiten et Benoit Peeters orchestrent un récit qui peut apparaître aujourd'hui comme étant un peu trop classique mais qui fonctionne particulièrement bien, et qui fut récompensé en son temps par une nomination à Angoulême pour l'Alph Art, c'est-à-dire l'ancêtre de ce que l'on appelle aujourd'hui le Fauve, récompense enviée s'il en est. L'album fut publié la première fois à la fin des années 1980 chez les Humanoïdes Associés et il s'agit aujourd'hui d'une réédition luxueuse que propose l'éditeur belge Anspach. Non seulement il a fallu retravailler toutes les planches et les cases, les retoucher et les compléter à de multiples endroits pour y ajouter des clins d'œil sympathiques, mais la colorisation a été aussi atténuée et ajustée au regard moderne, tandis que le lettrage s'est adouci. L'ensemble est finalement très classieux et l'écrin se hisse à la hauteur d'un des rares albums capables de mettre en abîme le monde de l'art et ses méthodes, son absurdité et ses obsessions, de façon convaincante et à travers un peintre ambitieux et un poil désagréable, dont l'existence est phagocytée par l'opportunisme d'un autre, sur la base d'un simple coups de dés. La vie, quoi.