Les navigateurs part sur un faux rythme particulièrement attachant. Une histoire somme toute banale, trois amis qui se connaissent depuis le lycée, qui ont grandi ensemble, qui sont forts différents, mais qui forment une bande inséparable. La narration est gérée par Max, un écrivain en mal d'inspiration qui s'occupe aussi d'une petite revue littéraire en train de péricliter. Avec lui, nous trouvons Sébastien, fils d'un éditeur important, qui semble ne jamais connaître de problème d'argent, et Arthur, tenté par l'aventure depuis sa jeunesse, lorsqu'il se baladait partout avec un sac à dos rempli d'objets hétéroclites, destinés à la survie en milieu hostile. Hélas, il a fini par perdre une jambe et aujourd'hui, il fume un peu trop d'herbe pour supporter les douleurs fantômes, mais reste néanmoins le genre de pote qui vous est toujours fidèle, même si parfois un peu lourd. Autre personnage d'importance : Neige. Dès son arrivée à Clamart, elle est devenue l'acolyte inséparable du trio et elle a même fini par se rapprocher de Max, dont elle aurait pu être finalement la petite amie. Jusqu'au jour où elle est partie pour Londres (après un drame qui nous est patiemment dévoilé), où elle est devenue photographe. Vingt ans ont passé depuis cette époque innocente et nous sommes en 2010 lorsque Neige revient là où tout a commencé. Elle est enceinte, vient de se séparer de son compagnon anglais et lorsqu'elle invite ses amis (qu'elle n'avait pas revu depuis) chez elle, c'est le début d'une véritable aventure, qui va dès lors glisser vers quelque chose de complètement inattendu, qui prend totalement à contre-pied les attentes du lecteur qui se serait contenté des 30 premières pages. Le grand tournant de l'histoire, c'est une sorte de fresque cachée par une tapisserie plus moderne, découverte chez Neige, mais aussi un bruit terrifiant qui retentit dans tout le quartier et qui correspond, en simultané, avec la disparition de la jeune femme.
Toute l'étrangeté de l'album, mais aussi ce qui fait son succès, c'est cette capacité de changer de braquet, de démarrer avec un récit intime entre des personnages qui se connaissent depuis longtemps, pour basculer vers le mystère et l'épouvante, au fur et à mesure que progresse l'enquête. Car oui, il s'agit bien d'une enquête : est-il réellement concevable qu'une femme puisse passer de l'état réel à celui de dessin dans une fresque, et cela suite à la découverte de cette dernière et à un cri terrifiant qui résonne dans tout un quartier ? Le genre de choses que la police n'est pas prête à entendre et qui oblige nos trois compères à se lancer dans une quête personnelle, une quête qui va les pousser à éplucher les archives, à poser les questions aux bonnes mais aussi aux mauvaises personnes, pour finalement découvrir qu'il existait quelque chose avant Paris, il y a très longtemps de cela. La ville était en fait un ensemble de marécages ou de territoire sous la mer, et que des lieux aujourd'hui célèbres comme Montmartre n'étaient en fait que de petites îles. Et dans ce contexte aquatique si particulier, se sont déroulés des faits glaçants, avec notamment des créatures monstrueuses, ou en tous les cas extrêmement singulières, qui frayaient avec les humains. D'ailleurs, la police fluviale le sait bien, aujourd'hui, ces "monstres" apparaissent encore, lors de certaines situations particulières, sans que le grand public n'en sache rien. Le décor tient de l'œuvre de Jérôme Bosch, avec une tête en partie émergée qui contrôle l'accès au territoire, mais aussi une araignée géante qui enlève les femmes enceintes et les emmagasinent dans des sortes de cocons. Tout ceci, nous allons le découvrir peu à peu, avant un final qui lorgne presque du côté de l'horreur et de la fantasy et qui démontre une maîtrise de la narration parfaite de la part de Lehman, qui signe là un album extrêmement convaincant. Quant à De Caneva, on ne peut absolument rien dire d'autre ou n'employer aucun autre adjectif que "remarquable" : d'un bout à l'autre, la prestation est extrêmement solide, les personnages particulièrement bien campés et toutes les planches fantastiques baignent dans une pénombre convaincante qui tranche intelligemment avec le reste du dessin. Notons également que l'album aussi en tant qu'objet de collection est des plus jolis. Une présentation très soignée, pour un ouvrage de grande qualité, qui ressemble à l'un des indispensables de cette fin d'année.
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