Somna est le fruit d'une équipe artistique exclusivement féminine. Becky Cloonan, qui s’occupe de la majeure partie du « monde réel », démontre qu'elle a vraiment atteint une forme de maturité enviable. Elle excelle dans la représentation des costumes d'époques, apporte un soin méticuleux aux détails. Tula Lotay, en revanche, se concentre sur les rêves. Ses planches sont construites sur un modèle différent et plus libre, elles privilégient des gros plans suggestifs : des mains, des visages, des corps dans des poses lascives. C'est elle qui doit insuffler la charge érotique puissante qui porte toute l'œuvre et elle y parvient particulièrement bien ! Son usage de couleurs vives confère à la plupart des scènes un attrait tentateur et onirique bienvenu, et le lecteur parvient vite à ressentir ce qui faire peur et dans le même temps attirer irrésistiblement Ingrid, qui accepte l'inavouable et y succombe rêve après rêve. Car oui, Somna parle de sexe, et bien que les dessins ne soient pas non plus pornographiques (des caresses appuyées, des corps nus qui s'étreignent, mais les parties intimes restent dans l'ombre) les scènes de passion physique sont celles qui rythment l'ensemble, qui caractérisent l'évolution du personnage féminin, qui vont aussi amener à sa chute. Un choix narratif et thématique qui sied parfaitement au style de Lotay, dont le travail a toujours porté une dimension érotique affirmée, visible même dans ses couvertures d’œuvres dites grand public. Une tension émerge entre ce que les deux artistes essaient de raconter et cette sensualité omniprésente. Les personnages féminins, et occasionnellement masculins, sont des objets de désir magnifiés, ils sont tous beaux, esthétisés, sauf le prêtre libidineux qui est une caricature de cette religion abjecte dans sa volonté de dominer grâce à l'hypocrisie. Le démon existe bien, mais il est à trouver dans le cerveau malade de ceux qui voudraient nier l'accès à la sexualité, plutôt que dans la luxure présumée de celles qui acceptent d'embrasser le plaisir physique, comme la plus naturelle des choses. Somna a remporté l'Eisner Award de la meilleure nouvelle série, cet été à San Diego. Venant de la culture puritaine et chafouine par excellence, la récompense n'en a que plus de prix. Il s'agit aussi, soulignons-le, du premier album targué Delcourt, qui adapte en Vf des histoires publiées chez DSTLRY, un nouvel éditeur qui compte dans son catalogue naissant et à venir des poids lourds du secteur. L'ouvrage est d'une beauté évidente, et brille comme un cadeau implacable.
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