Comment partir d'une situation des plus banales, pour se lancer dans un récit épique qui défie l'imagination ? Comment échapper à la logique et au quotidien des choses, pour placer un héros dans une situation inextricable, dans un ailleurs où le temps s'écoule inexorablement, pendant que les affects, eux, sont restés sur Terre ? Comment s'éloigner à des milliards d'années-lumière de notre planète pour en dresser un constat humain et sociétal ironique, par la même occasion ? Comment reproduire un des grands drames fondateurs du super-héroïsme, placer Superman face à ses démons, l'essence même de son rôle si singulier ? Il va y avoir de tout cela au menu de Superman : Lost, une mini (ou maxi, cela dépend comme vous préférez) série en 10 parties, écrite par Christopher Priest et dessinée en large majorité par Carlo Pagulayan. Un récit qui débute avec une journée comme les autres chez Loïs et Clark; les deux amoureux entendent bien passer un peu de bon temps ensemble. La journaliste semble avoir levé un lièvre politique tandis que le super-héros est pour sa part appelé précipitamment pour une de ces missions de sauvetage de dernière seconde qu'il est coutumier recevoir, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Sauf que celle-ci est un peu particulière, un tissu de mensonges, qui va l'amener à disparaître pendant très longtemps. Un ancien navire stellaire vient de s'échouer sur la Terre et son moteur étant alimenté par une singularité quantique (en gros, un trou noir artificiel) et se révélant défaillant, le risque est que toute la planète finisse par être engloutie dans l'espèce de vortex, de néant en cours de formation. Personne ne saurait refermer ce dernier à mains nues; seul un seul être est capable d'un prodige du genre : Superman ! Quitte à se sacrifier et être lui-même aspiré par le trou noir. Superman qui disparaît donc de notre plan d'existence et qui ne refait son apparition chez Loïs que vingt ans plus tard, vingt ans qui pour nous se résument d'emblée en quelques cases, puisque nous découvrons dès le premier épisode un héros de retour, littéralement choqué, presque prostré. Les neuf épisodes suivants vont nous compter ce qui lui est arrivé.
Superman Lost est une œuvre véritablement ambitieuse; elle se permet même de réécrire le mythe de Superman ou plutôt de le faire advenir à nouveau. Le concept est fascinant ! Alors que Loïs tape son article et que quelques minutes s'écoulent, son super héros de mari est piégé dans un secteur aussi lointain qu'inconnu de l'espace et il va mettre vingt ans à revenir à son point de départ, sans que le temps se soit vraiment écoulé. Comment cela est possible ? Et bien disons que c'est un subterfuge que je vous laisse découvrir, mais qui remet clairement en question l'identité même du personnage. C'est extrêmement bien vu et réjouissant à lire. Entre-temps, ce Superman isolé va devoir affronter la solitude, la diminution de ses pouvoirs (qui sont toujours sujets à l'intensité et la couleur du soleil des mondes sur lequel il évolue); il va incarner à nouveau l'espoir de tout un peuple, puis une fois encore risquer de tout perdre. Il va s'habituer et s'attacher à de nouveaux êtres, mais également devoir résister à la tentation : vingt ans sans sa femme, ce n'est pas rien. On va croiser toute une série de personnages qui oscillent entre le truculent (de petits extraterrestres bien pétulants) et le menaçant, tandis que Superman ne baisse jamais les bras. Mais il va toutefois (et c'est fort humain) se laisser gagner parfois par le découragement mais aussi par la conviction et la motivation qui l'habitent depuis toujours, c'est-à-dire ne jamais tourner le dos aux opprimés, à ceux qui sont en danger, même si cela est en contradiction totale avec ses propres désirs. Voilà pourquoi ce Lost est de grande qualité et qu'il respecte bien les caractéristiques principales de l'Homme de demain, en le plaçant dans une situation qui a tout de l'aporie, conceptuelle et technique. Le dessin de Carlo Pagulayan s'adapte très bien à ce récit et il nous offre quelques planches de toute beauté, en tout cas d'un fort impact émotionnel, tout comme le sont celles des autres dessinateurs qui viennent prêter main-forte, pour des moments bien particulier de l'histoire, à commencer par Lee Weeks, que nous adorons, et qui illustre le crépuscule d'un héros que nous croyions intouchables. Une lecture poignante par endroits, assurément intelligente.
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