Quand vous savez que vous avez entre les mains une histoire écrite par Jeff Lemire, une constante vous saute tout de suite aux yeux : le thème de la famille, notamment la transition entre les générations. Immanquablement, c'est aussi le cas avec Family Tree, puisqu'au centre de l'histoire, nous trouvons une fillette de huit ans (Meg) qui grandit seule avec sa mère et son frère aîné, depuis que le père, un beau jour, a décidé de disparaître des radars, sans prévenir. En réalité, le type a une bonne excuse et il n'a guère eu le choix, mais cela on le découvrira au fil des pages. Pour l'instant, disons que la seule chose à savoir, c'est que Meg a depuis quelques temps des démangeaisons sur le corps. Et lorsque la mère se préoccupe de ce qui dérange sa fillette, c'est pour se rendre compte que les plaies apparentes sont vraiment singulières. Comme s'il y avait de l'écorce, des feuilles, des branches qui poussaient sur l'épiderme. Il faut dire que l'incroyable est en train de se produire : Meg se transforme en un arbre ! Dit comme ça, ça peut être absolument extraordinaire, mais le pire, c'est qu'en réalité ce récit c'est celui d'une fin du monde annoncée, d'une planète qui est arrivée au bout de ce qu'elle peut supporter, avec des humains qui ont exploité toutes les ressources jusqu'à ce qu'il ne reste rien et qui vont être punis - à moins que ce ne soit une deuxième chance qui leur soit offerte - par une transformation totalement inouïe. Meg est appelée à devenir un arbre, mais pas n'importe lequel. La première véritable créature végétale qui était autrefois un être humain, à prendre racine et qui va libérer des graines, des spores, pouvant entraîner la transformation du reste de l'humanité. Un chamboulement aussi terrifiant que bucolique.
Malgré les apparences, Family Tree est une bande dessinée qui a été pensée et écrite bien avant la crise du coronavirus. Jeff Lemire a laissé une entière liberté à Phil Hesther, un vétéran du milieu avec qui il souhaitait depuis longtemps collaborer, pour interpréter et mettre en images ses idées. C'est donc Hesther qui s'est véritablement chargé de la traduction concrète des mots en dessins, avec un style volontairement claustrophobe et anguleux, qui réserve de jolis moments bucoliques quand il se concentre sur les arbres, mais qui la majeure partie du temps se révèle âpre, sans concession et fil droit à l'essentiel. Sa maîtrise des ombres, sa capacité de faire se détacher les figures du reste de l'image et d'imprimer de la violence et de l'horreur, sans forcer le trait, sont évidentes et efficacement épaulées par l'encrage de Eric Gapstur. Family Tree n'est pas le chef-d'œuvre de Jeff Lemire; on peut même considérer qu'il s'agit d'un Lemire mineur. Pour autant, on y retrouve certains tics (positifs) d'écriture, comme par exemple l'attachement aux personnages qui sont tous présentés d'une manière à les rendre proches du lecteur (l'exemple du grand-père, en particulier), même s'ils vivent des situations complètement improbables. Il est un peu déroutant de décider si au final cet album est une histoire apocalyptique pessimiste ou au contraire un manifeste d'optimisme, qui permettrait à l'humanité de se réinventer d'une autre manière. Car c'est aussi une des façons de lire ces douze épisodes que Panini rassemble en une seule fois. En fait, comme presque toujours, la mort n'est qu'une étape de passage avec l'auteur canadien, comme si tout ce qui se terminait n'avait de sens que dans la mesure où cela pouvait être aussi un nouveau départ, à condition de savoir le reconnaître et l'exploiter. C'est la raison pour laquelle nous sommes toujours fascinés et émus devant ce que produit Lemire… et même lorsqu'il n'atteint pas le pinacle de son talent, il est clairement capable de laisser une trace dans nos esprits, qui tarde à s'effacer et qui portera peut-être ses fruits, un jour prochain. À défaut de se tourner clairement vers le grand public, Family Tree est une œuvre honnête et surprenante.