LA ROUTE : MANU LARCENET POUR UNE ADAPTATION ÉPOUSTOUFLANTE


 Un énième récit survivaliste, encore une de ces histoires d'Amérique post apocalyptique où une poignée de survivants lutte pour exister, un jour de plus, sans grand espoir ? Le constat n'est pas tout à fait faux sur le fond, mais il faut admettre que nous sommes loin de la réalité sur la forme. Car ici, oubliez tout ce qui a pu être fait avant et tendez bien la joue pour recevoir ce qui s'annonce comme une gifle magistrale, tant l'œuvre de Manu Larcenet transpire la maîtrise totale, de la première à la dernière case de ce bijou dessiné. La route en question, en fait, elle n'existe pas. C'est un horizon fantasmé, une sorte de rêve éveillé qui permet de tromper la mort. Un père et son fils errent sans but si ce n'est se diriger toujours vers le sud, là où le soleil réchauffera les âmes et leur évitera de succomber aux rigueurs du climat, à défaut de véritablement soigner des corps, qu'on découvre l'espace d'une scène touchante, poignante, devenus décharnés, mis à rude épreuve par la faim, la soif. Impossible même de boire l'eau de pluie sans la filtrer, à cause des cendres omniprésentes qui virevoltent diaboliquement autour des personnages. Il n'y a plus rien dans La Route, ne subsiste rien d'autre que la désolation, une infinie tristesse poisseuse, qui ne vous quitte jamais. Et parfois l'apparition fugace d'un étranger ou d'un groupe de survivants. L'humain est abandonné à lui-même et lorsqu'il rencontre un autre humain, c'est le danger imminent, la paranoïa, l'annihilation, conséquence de cette loi du plus fort qui devient en fait la loi de celui qui sera capable de tout pour aller de l'avant, même si aller de l'avant consistera à régresser, sans avoir par ailleurs d'autre but notable que celui de s'accrocher à une parodie d'existence. Le père et le fils avancent inexorablement, poussant un caddie qui contient le nécessaire qu'ils ont pu conserver, en attendant que tôt ou tard, quelqu'un leur dérobe leurs bien maigres effets. Nihilisme total, pas après pas. 




S'il faut trouver un maigre espoir, une lueur d'humanité, c'est dans la naïveté du fils qu'elle réside. Lui ne saurait se résoudre à manger de la chair humaine, à tourner la tête ou dépouiller le malheureux de passage qui croisera son chemin. Il est hanté par l'idée de la mort imminente, sujet sur lequel il interroge son père, qui ne possède aucune réponse rassurante à lui proposer, si ce n'est qu'ils sont bien, tous les deux, les gentils dans un monde hostile. De ce qui a pu se produire, de qui ils sont ou étaient auparavant, rien de tout cela n'a plus d'importance. Tout est à terre, le monde est condamné, il ne reste rien. Les différents nivaux de gris (et des touches de couleurs à certains moments macabres) renforcent habilement cette impression de lumière avalée. Ce ne sont que des ombres qui progressent, des amas de haillons, ou des guerriers cannibales, des prédateurs attendant de devenir, un jour prochain, eux-mêmes des proies. La route c'est bien entendu l'adaptation au format banc de dessiner du célèbre roman de Cormac McCarthy, qui a valu à son auteur un prix Pulitzer. Et ce n'était pas chose aisée, tant une partie de l'intérêt de cette œuvre est aussi la capacité de demander au lecteur un effort de compréhension, pour aller saisir les non-dits et reconstituer l'intégralité d'un présent délabré. C'est à la fois une chose positive et négative, qui se présentait à Manu Larcenet : avoir toute latitude pour choisir quoi représenter et en même temps, la nécessité d'intégrer et digérer parfaitement le roman, pour savoir quelle sensibilité adopter, quels choix artistiques opérer, quoi montrer, quoi laisser deviner, quoi mettre de côté. Et c'est pour cela que nous parlons sans ambages d'œuvre formidable, car tout est fait pour magnifier le texte de départ, tout en l'enrichissant grâce aux caractéristiques de notre média favori, avec des dessins dont l'impact émotif est proche de l'exceptionnel. Une utilisation parfaite des ombres, des traits hachurés, des cadrage aussi désolants qu'implacables, sur un monde où les humains ont quasiment capitulé. C'est probablement parce qu'en fait il ne se passe presque rien que La Route est capable de tout dire, tout raconter. C'est une histoire profondément humaine, c'est une histoire déchirante et en même temps, ça n'est déjà même plus une histoire. La noirceur est totale et il est impossible de sortir indemne de ce qui est un des albums les plus remarquables que nous ayons eu entre les mains ces dernières années. Artiste protéiforme, capable de se réinventer en permanence, Larcenet nous laisse presque sans voix. Du reste, les regards, les petits gestes, sont plus importants que les mots dans cet univers où ce qui n'est pas dit s'affiche pourtant sous nos yeux, telle une leçon de ce que devrait être, toujours, la bande dessinée.


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