Nul besoin d'être féru en théologie pour connaître l'histoire de Judas Iscariot : c'est l'apôtre qui a trahi Jésus, tout aussi connu que le Fils de Dieu qui fut son guide, sa lumière dans le monde, avant qu'il ne décide de le livrer aux forces romaines, en échange de quelques pièces d'or. Et d'un bon paquet de regrets, qui le poussent à se pendre un peu plus tard. Oui mais voilà, quelle est la part du libre arbitre dans la décision de Judas, voire même, durant toute son existence ? Probablement aucune, car Jésus l'aurait utilisé pour donner plus de poids à son message et pour illustrer ses œuvres. Comme dans chaque bonne histoire de super-héros, le protagoniste a besoin de quelqu'un qui se dresse face à lui, d'un ennemi facilement identifiable, que le scénario se charge ensuite de châtier, comme pour offrir un final exutoire à tous les lecteurs. Judas n'avait probablement rien demandé et le message qui lui a été délivré était-il vraiment le bon ? Convaincu de l'aspect divin de Jésus, bien décidé à répandre son verbe, Judas se retrouve dans la peau de celui qui regarde les choses pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire qui ose affronter la réalité dépouillée de ses oripeaux grandiloquents et mystiques. Du coup, la place de Judas après sa mort se trouve aux côtés de Lucifer, en enfer, et là-bas aussi la vérité nue peut faire mal, dès l'instant où on la fixe trop longuement. Un peu comme regarder le soleil sans filtre à s'en brûler les rétines. Toute l'histoire de la Bible, de l'Ancien Testament jusqu'aux évangiles, nous présente des récits de sacrifices, de personnage qui osent braver l'interdit au nom de la force divine et s'en retrouvent finalement punis. Lucifer lui-même n'est qu'un ange déchu et la question finit par se poser : et si, au final, tout le récit divin n'était qu'une affabulation, une sorte de jeu cruel mené par quelqu'un qui n'est pas amour et bonté, mais qui possède ses propres envies, ses propres visées inatteignables aux communs des mortels, qui ne sont après tout que des pions sur un échiquier, sur lequel se déroule un jeu dont ils n'ont clairement pas les règles ?
L'introspection et le doute, la confusion, jouent également un rôle crucial. Mettez-vous à la place de Judas, hanté à jamais par ses actions, jusque dans l'au-delà. Quelqu'un lui murmure quelque chose à l'oreille, ce qui attise sa curiosité et ravive en lui l'idée d'avoir été trahi, mené à sa perte, sans avoir le choix d'emprunter un autre chemin. Était-il destiné à être universellement détesté ? Était-ce même sa faute ou s'est-il laissé piéger et piéger lui-même pour condamner le messie à son sort ? Et si, au lieu d'être le traitre par excellence, il était destiné à ouvrir la voie, être un guide, un héros ? Le scénariste Jeff Loveness a créé ici une œuvre d'une vraie profondeur qui oscille avec une grande intelligence entre blasphème assumé et analyse attentive du texte sacré, dont il tire quelques éclairs de génie qui font subitement sens. Nous ne sommes jamais dans la provocation stérile ou la tentative de faire de l'épate au détriment de la croyance chrétienne. Au contraire, c'est en humanisant les personnages, habituellement présentés comme parfait, ou irrémédiablement mauvais, qu'il les rend intéressants, plus proches de ce qu'est en définitif un être humain, empêtré dans ses contradictions. Le magnifique dessin tourmenté et obsédant de Jakub Rebelka est parfait pour cette bande dessinée. Son utilisation d'une palette de couleurs plus sombres permet de créer une ambiance parfaite et donne vraiment le ton du roman graphique. Nous avons souvent de pleines pages d'une grande porté symbolique, des corps en souffrance, mais sur lesquels s'applique une patine d'espoir, d'humanité. Le grand format est un atout majeur pour Judas, car l'album ne se contente pas d'être passionnant à lire, il est beau, tout simplement, dans sa finition, dans le grain du papier employé, dans sa qualité graphique. Un drame universel et spirituel comme vous ne saviez pas que vous pouviez en lire dans un comic book américain.