Vous étiez peut-être déjà là en 2019, pour la première collaboration entre Jeff Lemire et Gabriel Hernandez Walta : il s'agissait d'une histoire publiée chez un éditeur américain mineur, TKO, du nom de Sentient. De la science-fiction (trans)humaniste, particulièrement bien assaisonnée. Phantom Road, cette fois chez Image Comics, se présente d'une façon très différente. Ici, nous sommes sur ces routes américaines parfois aussi arides qu'interminables, avec un conducteur de poids lourds prénommé Dom. Le type est accablé par une forme de tristesse et de solitude qu'on devine dès les premières planches, lorsque son regard est plongé dans son propre reflet, dans le pare-brise. Il faut dire qu'une scène flashback nous montre un quotidien peu reluisant à la maison, puisqu'il est censé tromper sa femme et passer bien trop de temps à s'occuper de leur enfant. Dom va faire une rencontre inattendue lorsqu'il évite de justesse un véhicule qui semble s'être retourné sur l'asphalte. Un accident qui a fait un mort mais aussi une rescapée, une jeune fille qui répond au sobriquet de Birdie et qui voyageait en compagnie de son fiancé. Birdie et Dom ont à à peine le temps de faire connaissance de la plus sommaire des façons qu'ils se retrouvent dans une situation aussi inattendue qu'inexplicable. Tout autour, la réalité semble avoir changé et ils sont maintenant face à un paysage quasi lunaire et désertique, traversé par des créatures à mi-chemin entre le fantôme et le squelette, silencieuses et effrayantes. Notre routier à une bonne idée pour se sortir de cette situation incongrue : un pied-de-biche et foncer pied au plancher, ce qui vous l'aurez compris n'est pas suffisant pour apporter des éléments de réponse à un mystère qui ne va faire que se stratifier, au fil des épisodes.
Dom et Birdie ne sont pas les seuls personnages importants de cette histoire, puisque nous allons aussi faire la connaissance d'une agent du FBI qui tente à sa manière de résoudre le mystère de la situation que nous avons sous les yeux, ainsi que un homme en chemisette qui pourrait bien être la clé de voûte de l'ensemble. Et puis, il faut aussi mentionner ces relais d'autoroute, des sortes de stations-service/épiceries appartenant à la chaîne Billy Bear, qui semblent constituer de véritables nexus permettant de passer d'un monde à l'autre, du nôtre à celui totalement étrange et singulier dans lequel pénètre les protagonistes de ce récit. Assez curieusement, Lemire offre cette fois une histoire un peu plus désincarnée que d'habitude. On retrouve certains des thèmes chers à l'auteur, comme par exemple les relations familiales dysfonctionnelles, mais c'est un peu moins présent, un peu moins prégnant que dans ses œuvres les plus connues. Il y a du mystère, beaucoup, mais il y a aussi de l'horreur et il flotte un parfum qui n'est pas sans rappeler ce qui a été publié récemment chez le concurrent, avec la série The bone orchard. Autrement dit, si c'est intéressant (voire fascinant) à bien des égards, c'est aussi un peu hermétique et le lecteur devra encore beaucoup patienter s'il veut comprendre parfaitement ce qu'il lit. C'est bien le défaut de ce premier tome que de n'apporter aucune réponse, nous plonger dans une situation qu'il est impossible de déchiffrer et nous amener forcément à attendre la suite pour y voir plus clair. C'est un pari risqué d'autant plus qu'à 22 € pour 5 épisodes, il n'est pas certain que ce genre de série indépendante (même s'il y a Lemire au scénario) trouve forcément son public (ce n'est pas un hasard si Panini solde en ce moment le pourtant très bon Family Tree). De son côté, Walta apporte une science du storytelling et une clarté dans l'exposition des enjeux qui est extrêmement bienvenue, le tout magnifiée par les couleurs de Jordie Bellaire, le plus souvent dans des tons sablonneux et bistres d'un assez bel effet. Phantom Road a donc beaucoup d'atouts pour séduire une grande partie du lectorat, mais il faut être aussi honnête, ce premier volume apporte plus de questions que de réponses et risque de laisser beaucoup de monde sur sa faim. D'autant plus qu'en VO la série est en pause, et que Lemire affirme avoir bien moins d'appétence en ce moment pour l'écriture d'histoires horrifiques…
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