DELCOURT CÉLÈBRE LES TRENTE ANS D'UN CERTAIN HELLBOY


 C'est en 1994 que la carrière de Mike Mignola prend un tournant décisif. Le premier numéro de Hellboy fait son apparition dans les comic shops américains, sous la forme d'un personnage créé uniquement parce que le nom sonnait bien. L'enfant. De l'enfer. Hell/Boy. Réactions enthousiastes ? Que nenni ! « Bon, on vivra dans un studio pour le reste de notre vie, n'est-ce pas ? » s'exclame sa femme en réaction à ce choix, mais les événements prennent rapidement une toute autre tournure. « Si Hellboy avait été une bande dessinée ordinaire et n'avait pas été associée à des artistes comme Frank Miller, Dave Gibbons, Geoff Darrow et Art Adams… s'il n'avait pas bénéficié de cette association, je pense qu'il serait passé inaperçu. Il n’a trouvé son public que grâce à ce groupe, et il y a eut au début cette phase où la série reçut une attention qu'elle n'aurait normalement jamais obtenue. Qui sait ? Nous ne saurons jamais ce qui se serait passé sans Legend. Pour moi, c'était "le bon endroit et le bon moment" », confiera plus tard l'auteur. Dès les tout premiers numéros – écrits avec John Byrne – Hellboy parvient à générer une alchimie unique, se présentant comme une sorte de cocktail pop pétillant bien que les ingrédients utilisés soient loin d'être conventionnels. Ce n'était pas encore l'époque où l'on construisait une œuvre autour des jeux vidéo rétro ou des films adolescents et régressifs des années 1980. La vague post-moderne venait juste de pointer le bout de son nez, ouvrant un champ infini de possibilités. Mike Mignola réussit à rassembler sous une même bannière Poe, Lovecraft, les Nazis, Jack Kirby, l'expressionnisme, les conspirations, l'ésotérisme et une nette prédilection pour le gothique, façon Hammer. Le résultat, déjà en soi extraordinaire, prend tout son sens grâce à la brillante intuition d’employer un protagoniste à l'opposé de ce que l'on aurait pu imaginer. Hellboy n'est pas seulement le fils d'une sorcière et d'un démon, invoqué environ 300 ans après sa conception par un moine fou au service de la division Ahnenerbe des SS – ce qui est déjà assez bizarre pour un comic book grand public – mais c'est surtout un vétéran de guerre. Et il agit en conséquence. Élevé par le professeur Trevor Bruttenholm dans une base de l'armée de l'air des États-Unis, il devient à l'âge adulte le meilleur détective du Bureau for Paranormal Research and Defense (le BPRD, qui aura également sa série), sans perdre une miette du pragmatisme acquis au fil d'années de vie militaire. Nous n'avons pas affaire à fanfaron à super pouvoirs, à la réplique facile, mais à un véritable Américain, dur comme le cuir, authentique et sans illusions. Pour trouver l'inspiration principale de son héros, Mike Mignola n'a pas eu à chercher bien loin et l'a finalement modelé d'après son père. «La personnalité de Hellboy est beaucoup plus inspirée de moi, mais certains aspects physiques sont basés sur mon père. […] Mon père a manqué la Seconde Guerre mondiale mais il a participé à la Guerre de Corée ; c'était un dur à cuire, le genre de type qui rentrait à la maison couvert de sang après avoir volontairement mis la main dans une machine. C'était un type coriace. Il aurait pu allumer une allumette sur ses mains calleuses.» Encore une fois, Mike Mignola se montre aussi revêche qu'un morceau de bitume, les pieds bien ancrés au sol et dépourvu de toute gloriole facile. Plus les années passent, plus il est surprenant de voir comment un dessinateur avec une telle attitude pragmatique est parvenu à créer l'un des comics les plus emblématiques et visionnaires des trente dernières années, capable de générer un univers narratif en constante évolution. D'où l'intérêt de se poser, avec cet album spécial édité par Delcourt.



 En évoquant les influences du cinéma allemand sur son art – une référence loin d'être évidente, pour un comic book peuplé de monstres, de bagarres et d'apocalypses récurrentes – Mignola explique : «Je n'ai jamais dit que je voulais faire quelque chose de ce genre, mais ce sont des films que j'ai beaucoup regardés et auxquels j'ai réagi. Depuis le début de ma carrière, j'ai utilisé beaucoup d'ombres, et la réalisation de la planche commence justement par cela. Le point de départ a toujours été le noir et blanc, et au fil des années, cela n'a fait que devenir plus contrasté encore. À partir de là, j'ai commencé à ajouter et à dessiner des angles exagérés, aux architectures et aux éléments. Pour moi, il était important de sortir Hellboy du monde réel et de le placer dans un endroit sans règles volumétriques classiques.» Malgré le fait que Mignola ne nourrisse pas d'ambitions démesurées et un nom pas vraiment rassurant, Hellboy connaît un essor assez rapide. Il ne rend pas le dessinateur riche, mais il lui permet de rester à l'écart des travaux des grandes maisons d'édition et de faire exactement ce qu'il veut. En essayant de suivre le flux des arcs narratifs au fil des ans, on se rend compte de la grande liberté que Mignola insuffle à sa créature. Contrairement à d'autres scénaristes, capables de planifier le déroulement des événements des années à l'avance, ici tout se déploie de manière organique et désordonnée, en épisodes courts suivis d'événements plus structurés. Comme si, de temps en temps, quelque chose capturait l'imagination de l'auteur et le poussait à construire une histoire autour de cela. «En ce qui concerne la popularité de mon Hellboy, tout ce que je sais, c'est que j'ai pris tout ce que j'aime et je m'en suis servi. J'ai essayé d'écrire Hellboy comme s'il était une personne normale. Pas comme un super-héros de bande dessinée. Et peut-être que cela se ressent un peu.» Une attitude de fan, totalement détachée de toute forme d'approche entrepreneuriale propre à bien de ses collègues. Mignola n'est pas McFarlane, par exemple ! Cela se reflète dans l'approche légère et désinvolte du sujet, avec un scénariste lui-même obligé d'admettre qu'il est le premier à se perdre dans la continuité désordonnée de sa créature !Les films avec Guillermo Del Toro, entre 2004 et 2008, vont achever de transformer Hellboy en un phénomène pop contemporain, et asseoir la réputation d'un Mignola, alors arrivé au pinacle. 




Pour en revenir à l'album anniversaire qui est publié chez Delcourt, celui-ci commence avec le premier arc narratif, la première véritable histoire de Hellboy en plusieurs épisodes, intitulée "Les germes de la destruction". Elle permet de comprendre parfaitement quel est le ton de la série, l'ambiance, ainsi que la manière dont Hellboy est né ou pour le moins à pénétré dans notre dimension. Même chose au niveau des dessins où l'art de Mignola est déjà capable de retransmettre à merveille ce qui va faire le succès de la série dans les années à venir. Le gros pavé édité par Delcourt nous offre ensuite une sélection de récit tous indépendants les uns des autres, généralement des numéros spéciaux, parfois très courts (comme le célèbre petit interlude avec un Hellboy baby qui découvre la saveur et le plaisir des pancakes). Ils sont adaptés de contes ou de légendes à travers le monde, où il est question d'ectoplasmes, de fantômes, de lutins, de sorcières ou d'incantations démoniaques. Il ne s'agit pas d'épisodes inédits, même s'ils ont l'avantage de présenter une thématique commune, puisqu'ils développent à chaque fois une des facettes de l'univers de Hellboy, avec comme clé de lecture l'ésotérisme, le fantastique et un humour décalé qui apparaît d'une histoire à l'autre. Chacun de ces récits est introduit par une page d'explication, dans laquelle Mignola donne des détails sur la manière dont il a conçu l'histoire, avec qui (parfois même l'aide sa fille), dans quelles circonstances ; En fin d'album, on trouve tout un ensemble de bonus avec de très nombreux croquis et couvertures, qui permettent d'apprécier le trait et l'évolution d'un Mignola qui est entré dans la légende avec un personnage qui a aussi su faire une carrière brillante au cinéma. Un album qui n'apporte presque rien à ceux qui suivent fidèlement Hellboy et possèdent déjà l'intégralité de ses parutions, mais qui représente un sacré joli cadeau à ceux qui voudraient le découvrir ou le faire découvrir.


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