SENTRY RENAISSANCE : LE SUPER-HEROS QU'ON AVAIT OUBLIÉ


 Tout a commencé en l’an 2000, dans les pages du magazine Wizard. Ce grand malin de Joe Quesada venait de faire une annonce assez spectaculaire : Marvel avait retrouvé d’anciennes planches mettant en scène un super-héros inventé dans les années 1960, puis tombé dans l’oubli. Ce personnage oublié aurait été créé par nul autre que Stan Lee, en collaboration avec un mystérieux dessinateur au nom improbable : Artie Rosen. Évidemment, tous ceux qui connaissent un tant soit peu l’histoire de la Maison des Idées ont vite flairé l’arnaque : ce "Artie Rosen" n’était qu’un habile pseudonyme, sorte de synthèse entre Artie Simek et Sam Rosen, deux des célèbres lettreurs de l’écurie Marvel à l’époque bénie de Stan Lee. Car oui, le fameux héros en question — celui que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Sentry — n’a jamais existé. Toute l’opération relevait du coup de bluff éditorial, audacieux et assez excitant sur le papier. Le concept : introduire dans la continuité Marvel un super-héros surpuissant, en faisant croire aux lecteurs qu’il avait toujours été là, mais que l’univers entier — héros et lecteurs compris — avait oublié son existence. En somme, les Fantastiques, les X-Men, Spider-Man, Tony Stark… tous connaîtraient Sentry — mais aucun ne s’en souviendrait. Sentry, c’est une entité triple. D’abord, il y a Robert Reynolds : un homme tout à fait ordinaire, insignifiant même, sans qualités apparentes. Sauf que Bob a un alter ego : Sentry, un super-héros littéralement invincible, rivalisant avec Superman en termes de puissance — voire le surpassant. Il est décrit comme possédant "la force d’un millier de soleils explosant en même temps". Rien que ça. Et puis, il y a Void. L’ombre. Le double maléfique. Le revers de la médaille. Une entité destructrice, criminelle, incarnation du chaos — susceptible de provoquer un cataclysme planétaire si jamais elle était relâchée. En clair, Sentry est un héros torturé, instable, un équilibre précaire entre lumière et ténèbres. C’est précisément cet aspect psychologique que Paul Jenkins explore avec brio. Le personnage est en proie au doute permanent, rongé par la peur de ne pas être aimé pour ce qu’il est vraiment, mais uniquement pour son identité héroïque. Cela se manifeste notamment dans sa relation avec son épouse, Lindie, finement écrite. L’un des moments les plus troublants survient lorsqu’elle lui demande, sous couvert d’un jeu, de venir au lit… en Sentry. Elle se justifie en lui expliquant que c'est le même mécanisme qui le pousse à adorer la voir porter de la lingerie sexy. Sauf que ce costume, c’est lui, ou du moins une partie de lui, qu’il ne contrôle plus vraiment.



Bob vit un calvaire. Il perçoit, en temps réel, chaque drame, chaque accident, chaque cri de détresse aux quatre coins du globe. Et il sait qu’au moindre moment de relâchement, au plus petit instant de repos qu’il s’accorde, des vies seront perdues — des vies qu’il aurait pu sauver. Son existence n’est donc qu’un dilemme permanent : se reposer, ou voler au secours du monde entier. Même ses interventions doivent être choisies, et ses choix ont des conséquences parfois lourdes, que l'opinion ne saurait voir ou peser. Toute cette aventure est profondément psychologique, ce qui peut déconcerter les amateurs de grandes bastons généralisées. Ce n’est pas tant ce que le personnage est capable de faire qui est au cœur de l’histoire, mais bien ce qu’il est réellement. Quelle est la part de délire et celle de vérité ? Pourquoi une grande partie de ses souvenirs a-t-elle disparu ? En quoi consiste exactement la dualité entre Sentry et Void ? Nous sommes ici face à une interrogation existentielle et psychologique poussée, incarnée notamment par le personnage du psychiatre, qui joue un rôle fondamental. Il permet d’explorer les méandres d’une psyché tourmentée tout en jouant habilement avec l’histoire des comic books Marvel, dans une sorte d’interpénétration continue entre l’univers de fiction que nous connaissons depuis des décennies et le monde réel supposé qu’on nous propose ici comme contrepoint. Un exercice d’équilibrisme narratif plutôt réussi, à mes yeux, pour ce qui demeure l’un des meilleurs travaux de la carrière de Paul Jenkins. Au dessin, il est épaulé par John Romita Jr., généralement bien plus à l’aise dans les scènes grand-guignolesques, pleines d’explosions, d’action et de violence. Ici, Romita doit souvent composer avec des moments plus statiques, des échanges verbaux, et pourtant il s’en sort avec les honneurs. Ceux qui apprécient son style devraient y trouver leur compte, même si l’on reste un ton en dessous de ses grandes réussites sur Daredevil ou Spider-Man. Ce Sentry-là est un héritage de ce que Marvel a pu produire au début des années 2000, une époque de grande liberté créatrice qui a permis, en quelques années, de redresser spectaculairement une compagnie que l’on croyait alors sur le point de disparaître. Avec toutefois cette certitude un peu amère : un personnage aussi fascinant, mais aussi puissant (un dieu, en quelque sorte), ne peut que devenir encombrant dès lors qu’on tente de l’utiliser de façon stable et continue dans un microcosme super-héroïque déjà bien établi.




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