Ce sont tout de même de curieux insectes que ces éphémères. On raconte que ce sont probablement les plus anciens au monde. Après avoir quitté l'état larvaire, les éphémères adultes ne vivent que quelques heures, se reproduisent en vol, ne possèdent pas d'appareil buccal pour se nourrir et finissent généralement dans le ventre des poissons d'autres prédateurs, d'où le fait que ces bestioles appartiennent à ce que l'on appelle "le plancton aérien". Dit comme cela, on ne comprend pas trop le but de l'existence des éphémères… ça tombe bien, le but de l'existence en soi, quand apparemment il n'y en a pas, c'est une des spécialités de Jeff Lemire, qui n'a pas son pareil pour sonder la grande question de l'humanité à travers ce qu'elle a de plus intime. Généralement grâce à de petits drames familiaux qui passent inaperçus dans le grand ordre des choses, mais qui nous touchent au cœur, à jamais. Retour dans l'Ontario natal de l'auteur canadien, là où se déroule par exemple le somptueux Essex County, pour ce qui ressemble au départ à un fait divers tragique. Trois gamins se baladent un soir et souhaite s'acheter une glace, dans la petite ville de Belle River, qui connaît comme chaque été une véritable invasion d'éphémères, qui tapissent les rues de la bourgade. La présence d'un criminel en fuite va être le point de départ du récit. L'homme tire, blesse grièvement un des gamins sans le vouloir, il est à son tour blessé et doit s'enfuir, traqué par la police locale. Son chemin de cavale va croiser celui de Franny Fox, une gamine solitaire et victime de harcèlement à l'école, élevée par un père solitaire alcoolique et violent qui ne la respecte guère. La rencontre est assez insolite sur le papier, dans les faits elle va se révéler bouleversante et s'inscrire dans la droite ligne des portraits cabossés de Lemire.
La rencontre entre l'adolescente victime des moquerie des autres et le criminel blessé et en cavale, ce n'était pas forcément gagné, sur le papier. Pourtant, Lemire évacue d'emblée le côté glauque potentiel de l'histoire et se concentre sur un homme qui a certes commis un geste impardonnable, mais qui en paye peu à peu les conséquences : il se transforme lentement en une sorte d'insecte géant, une version anthropomorphe des éphémères, tandis que la gamine a peut-être trouvé son seul ami, la seule personne avec qui elle peut converser (presque) normalement, être écoutée et partager quelques moments d'insouciance. Bref, c'est comme à chaque fois la même chose avec Jeff Lemire, la magie qui opère, la faculté de toucher le lecteur avec des petites choses du quotidien qui ne semblent rien à première vue, mais qui vous trottent longtemps dans la tête. Le noir et blanc élégant de cette bande dessinée est en réalité parsemé de tâches de couleurs, comme le bleu ou encore le rouge, avec l'imperméable de Franny, ce qui n'est pas sans rappeler la technique utilisée dans Le labyrinthe inachevé paru il y a quelques mois, chez Futuropolis également. Rien ne change dans la façon de dessiner du canadien, les visages sont toujours burinés, les traits semblent grossiers et marqués mais ce n'est pas l'attention aux détails et à l'anatomie qui prime chez lui, c'est plutôt la capacité de faire ressentir ce qui se passe à l'intérieur, par le biais d'un minimalisme esthétique extrêmement fonctionnel et toujours très réussi. Inutile de dire que nous attendons le second et dernier tome avec impatience et que Les éphémères est à inscrire dans le haut du panier de la production de Lemire, qui contient déjà un sacré bon paquet de chefs-d'œuvre.