Lucile est photographe, mère de deux enfants, et elle vit avec un mari aimant et compréhensif. Sur le papier, elle aurait donc tout — ou presque — pour être heureuse. Sauf qu’un vague à l’âme, un spleen poisseux, lui colle à la peau. Où est passée la petite fille souriante que l’on peut admirer sur les photos de sa jeunesse ? Peut-être est-elle enterrée — au sens propre comme au figuré — avec son père. Ce dernier est récemment décédé, et Lucile a glissé dans le cercueil un joli cliché où elle figure toute petite. Elle porte cette robe bleue qui lui allait si bien, image d’une époque plus insouciante. Mais pour commencer à vraiment se retrouver, Lucile va devoir creuser — littéralement et symboliquement — afin de remonter à ses origines. Comprendre d’où l’on vient, c’est déjà éclairer qui l’on est… et peut-être deviner où l’on va. Il faut dire que la mort du père n’a rien d’anodin : elle est largement liée à l’alcoolisme. Et il n’est pas le seul de la famille à en avoir subi les ravages. Un oncle aussi a connu un destin funeste, dans les mêmes eaux troubles. Alors, il va falloir démêler patiemment les fils, remonter le temps, prendre le train, partir en Normandie, jusqu’à retrouver le dernier oncle encore en vie. Ouvrir les malles. Déterrer les souvenirs. Y découvrir un trésor inestimable : la connaissance. Celle qui mène droit à l’essence même de l’identité. Sous les yeux de Lucile, ce sont ses grands-parents, ses parents, et toute une galerie de personnages familiaux qui se dressent, prêts à lui raconter leur existence. Des vies marquées par leur condition sociale, leur époque, et les mœurs d’alors. Car les temps changent : certaines choses, aujourd’hui devenues banales, pesaient autrefois bien plus lourd dans le regard de la société.
Pour obtenir un résultat fascinant, il faut parfois savoir mettre en place une démarche innovante ou, du moins, capable de réunir le meilleur de plusieurs formes d’art. Avec Lucile Corbeille, nous sommes précisément à la croisée des chemins : là où se rencontrent la photographie et le dessin à l’aquarelle. Ce choix artistique s’avère d’autant plus pertinent que tout le récit est rythmé par les clichés photographiques — ancrés dans la mémoire par le pouvoir évocateur de l’image, témoin de microtraumatismes familiaux figés à jamais, et qui n’attendent que l’œil attentif d’un observateur pour être transmis, contribuant ainsi à leur manière à une généalogie familiale qui, sans cela, sombrerait dans l’oubli. Les personnages ici représentés n’ont, le plus souvent, pas de visage identifiable. À l’endroit où devraient apparaître des yeux, une bouche, un nez, s’ouvre un blanc, un vide. Les décors eux-mêmes semblent flotter dans une brume cotonneuse, presque fantomatique, qui finit par se dissiper pour révéler la vérité tapie dans les photographies du passé — et la conserver pour les générations futures. Lucile Corbeille parvient ainsi à montrer combien notre récit familial est traversé, guidé, parfois façonné, par les enjeux régionaux, sociaux, économiques et politiques. Elle révèle à quel point les racines profondes de nos prédécesseurs irriguent l’identité même de ce que nous sommes aujourd’hui : le désir d’échapper à une condition modeste, l’impact d’une certaine éducation sur les enfants et le couple, la volonté de s’affranchir des carcans sociaux… ou, plus simplement, la nécessité de trouver un refuge, une illusion dans laquelle s’oublier — comme peut l’être l’alcool. Il est ici question du quotidien des ouvriers, des couches les plus modestes de la population. On notera d’ailleurs cette ironie nationale : la consommation de drogues et la vente de stupéfiants sont interdites en France, mais l’alcool, ressource précieuse pour l’État, reste grandement valorisée— jusqu’à devenir, parfois, une fierté nationale. Un exemple de plus du double discours d’un pays qui sait se montrer hypocrite quand cela l’arrange. L’ensemble compose Abîmes, une bande dessinée poignante, bouleversante, dont il est presque impossible de se détacher une fois que l’on y a pénétré.
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