THE PRO : RETOUR CHEZ AKILEOS D'UNE HÉROINE BIEN PARTICULIÈRE


 Si les super-héros peuvent aussi être des modèles pour le lecteur, Garth Ennis est pour sa part un maître dans l'art de prendre le contre-pieds des attentes et de créer des personnages ultra trash et attachants. The Pro, qui signifie "professionnelle" est une travailleuse du sexe. Une façon pudique de dire qu'elle fait le trottoir, avec plus ou moins de chance, puisque régulièrement ses clients la tabassent ou la volent pour ne pas avoir à payer. Outre cet aspect glauque de son "travail", elle doit aussi faire face à des retards dans le loyer (pour un appartement miteux) et sa condition de mère célibataire en détresse. Jusqu'au jour où un extra-terrestre qui enquête sur la noblesse de notre race décide de lui conférer de formidables pouvoirs (histoire de se moquer gentiment des personnages Marvel, c'est une espèce de copie carbone malsaine du Watcher, le Gardien de chez la Maison des Idées), avant d'alerter la Ligue d'Honneur, un groupe de héros qui caricaturent la célèbre Justice League de Dc. Une formation désopilante composée de frustrés, de maniaques sexuels, de pervers et d'exhibitionnistes, conduite par Le Saint, un version alternative de Superman, qui refuse d'assumer ses envies et ses pulsions. Ce qui est compréhensible, quand on assiste un peu plus loin dans le récit à une de ses éjaculations ultra puissantes, qui fuse vers le ciel et provoque une catastrophe aérienne! Quand un gang de criminels aux noms de code improbables inspirés par … la grammaire attaquent les Nations-Unies, la Ligue se rend compte que les méthodes de la nouvelle recrue sont plutôt expéditives et à l'encontre de ce que les apparences et le bon ton exigent : vulgarité assumée, violence non retenue, tenues vestimentaires ébouriffantes et comportement que la morale réprouve (elle urine sur les vaincus devant le conseil de l'Onu)… Le Saint se sent outragé, mais accepte de donner une autre chance à la professionnelle, qui va lui faire découvrir les joies du sexe et de la culpabilité. Ce qui donnera l'occasion à la Wonder Woman made in Ennis, une certaine Lady, de jouer les donneuses de morale, sans en avoir l'étoffe. 



The Pro, c'est irrévérencieux au point extrême, et en plus, c'est bien construit, fort drôle, et simple à lire. Une récréation addictive, qui met à mal le mythe de ces héros sans peur et sans désir, dont les corps rutilants exultent sous le spandex et le cuir sans jamais se dénuder et se rencontrer. Avec Ennis, le sexe compulsif et ses méandres guident les actes et les choix de ces héros mis en image par Amanda Conner. Un style relâché, immédiat, qui ne cherche pas à donner dans le réalisme, mais dans le pastiche gore et assumé. Jimmy Palmiotti à l'encrage est lui aussi de la partie, pour un comic-book haut en couleurs, dans tous les sens du terme, qui ne connait pas l'existence du temps mort ou de la retenue. Indiscutablement une des créations les plus folles de Garth Ennis, qui ne se contente pas non plus d'empiler les scènes provocatrices, mais tentent aussi de glisser par endroits une pensée plus approfondie, comme par exemple l'incapacité des héros à résoudre les vrais problèmes du monde, comme s'ils préféraient parader et faire perdurer leurs petits jeux de pouvoirs, plutôt que de vraiment se rendre utiles à une société, une communauté, où l'homme (et ici la femme) en difficulté ne peut plus compter que sur lui/elle même. On sait que Garth Ennis, de base, n'est pas un grand amateur de super-héros, et cette version parodique est encore un moyen de prendre du recul et de démythifier des êtres forts comme des dieux, mais fragiles comme n'importe lequel d'entre nous. En germe donc, on trouve dans cette histoire le côté désabusé et même prévenu, à l'encontre de super-héros un peu moins reluisants dans l'intimité qu'en public. Au moins, "La Pro" a beaucoup moins à cacher, et aucun récit moralisateur a défendre. Pour les retardataires qui ne connaissent pas encore cet album, une nouvelle édition vient de sortir chez Akileos. Une bonne idée d'investissement, y compris à offrir. 



BATMAN ONE DARK KNIGHT : JOCK DANS LA NUIT DE GOTHAM


 Vous le savez bien, Gotham n'est pas la ville lumière par excellence. C'est plutôt le royaume de l'obscurité, de la noirceur, de la nuit permanente. Du reste, on a rarement vu Batman se balader dans la rue et faire ses courses dans son costume de chauve-souris, en plein après-midi, au supermarché du coin. Mais là, c'est encore pire que d'habitude. Au départ il y a un super criminel du nom de EMP; ses pouvoirs sont basés sur les champs magnétiques et toutes les formes d'énergie, qu'il parvient à aspirer jusqu'à atteindre une forme d'overdose, qui le contraint alors à libérer des forces terribles. Le type a autrefois était le responsable d'un véritable drame dans la ville et depuis il accepte de purger sa peine, en se considérant lui-même comme coupable d'exactions pour lesquelles il n'existe pas de pardon possible. Seulement voilà, l'heure est venue de le transférer de l'asile d'Arkham, où il était pour l'instant interné, à la prison sous haute sécurité de Blackgate, là d'où a priori personne ne peut s'évader. Le problème, c'est le trajet… il faut un transport spécifique pour que EMP ne puisse pas libérer ses énergies et il faut également tenir compte du fait que dehors, de nombreux gangs à l'attendent au virage, entre ses anciens hommes de main et ceux qui ont décidé de se venger et de le liquider à la première occasion. Au milieu de tout cela, nous trouvons Batman qui est censé veiller sur le véhicule blindé et s'assurer que le détenu rejoigne bien sa nouvelle cellule. Je pense que vous avez tout de suite compris que les choses ne vont pas se passer comme prévu, et qu'à un moment donné EMP va se retrouver dans la nature! Cela dit, tout ne va pas exactement se déroulait comme on pourrait l'imaginer.


Le scénario de cet album n'est pas forcément des plus élaborés, il faut bien l'admettre. Il s'agit d'une course poursuite à travers la ville, avec un Batman qui doit veiller sur un détenu en piteux état, qui pour une fois n'essaie pas de se faire la malle tout seul, mais qui par contre est l'objet des convoitises de tout un tas de malfrats. Tout ceci risque de mal finir et si en temps normal Batman n'aurait aucun problème à se débarrasser de chacun des assaillants en conservant une main dans le dos, c'est beaucoup plus difficile lorsque le nombre devient écrasant et que chaque carrefour recèle un guet-apens mortel. Une course contre la montre s'engage alors dans la ville, en pleine nuit, dont l'objectif est simple : amener EMP à Blackgate avant le lever du jour et sans qu'il libère des énergies à l'effet dramatique sur la ville. Sauf que assez rapidement, la situation dérape… Jock est à la fois le scénariste et le dessinateur de cet ouvrage; pour ce qui est du dessin, il n'y a rien à redire car vous le savez, c'est un artiste extraordinaire, qui a une maîtrise de l'obscurité, du noir et ses déclinaisons, des ombres et des formes qu'elles peuvent dessiner, absolument remarquable. J'en fais même personnellement un de mes dix ou quinze artistes favoris, pour ce qui est du circuit contemporain, c'est vous dire. Il est ici en très grande forme et certaines de ses planches sont véritablement splendides. On est totalement en immersion dans cette nuit qui n'en finit pas, traversée et déchirée par des explosions, des coups de feu, des intuitions graphiques remarquables. Côté scénario, Jock s'en tire car il parvient à glisser quelques éléments disparates, comme une conspiration pénitentiaire, une histoire familiale, bref il crédibilise un récit des plus simplistes par petites touches, ce qui au final le rend beaucoup plus attachant. L'album regroupe en fait trois épisodes, trois grandes parties publiées séparément aux États-Unis, sur le Black Label de DC Comics, ce qui explique le format un peu hors norme mais particulièrement adapté au talent de l'artiste. On y retrouve un Batman à mi-chemin entre le Frank Miller de Sin City et l'inventivité graphique d'un Sienkiewicz. C'est particulièrement beau, ça se lit assez vite, bref un petit plaisir (presque) coupable qu'on peut vous recommander sans la moindre hésitation.





UNIVERSCOMICS LE MAG' 29 : BLACK PANTHER LES COMICS AU WAKANDA


 

UNIVERSCOMICS LE MAG' #29
Novembre 2022
84 pages - Gratuit

Téléchargez votre copie PDF :
#Lire en ligne :

#BlackPanther Les comics au #Wakanda
- Black Panther, le dossier du mois
- Guide de lecture, T'Challa dans les comics #Marvel
- #BlackAdam le film, critique complète
- Portrait héroïque, #CarolDanvers avec #AlexandreChierchia
- L'actualité en VO, les chroniques en direct des States
- Le cahier critique du mois, avec les review des albums choisis. Reckless et Ultramega chez Éditions Delcourt Inferno et le Silver Surfer chez Panini Comics France du Batman, Primordial et the Plot Holes de Murphy chez Urban Comics la suite excellente de Copra de Michel Fiffe chez Delirium ou encore la fin de La Belgica chez Editions Anspach
- Le podcast #LeBulleur vous présente le meilleur de la Bd, sept pages pour tout savoir des sorties du moment
- Preview : Batman Le Film 1989, les premières pages, chez Urban Comics
- Preview, nouvelle série pour les #FantasticFour
- Portfolio, à la découverte du super Fabiano Ambu
- Petite sélection des sorties Vf de novembre

Un grand merci à celles et ceux qui nous lisent, nous soutiennent, nous supportent, chaque mois. Ce Mag' est pour vous. Cover Panther de grande classe signée #BenjaminQuinajon soumise aux talents graphiques de Mighty Benjamin Carret comme toujours.

Contrairement au Fight Club, rappelez-vous la règle : Le Mag', on en parle, et à tout le monde. Partagez sur les forums, les réseaux, avec vos amis, au supermarché, dans la cour de récré. C'est la seule manière de nous aider (encore que les dons sont les bienvenus) et de vous garantir un prochain numéro en décembre. D'ici-là, bonne lecture.

LE PODCAST LE BULLEUR PRÉSENTE : LA DERNIÈRE REINE


 Dans le 138e épisode de son podcast, Le bulleur vous présente La dernière reine, album que l’on doit à Jean-Marc Rochette, édité chez Casterman. Cette semaine aussi, on revient sur l’actualité de la bande dessinée et des sorties avec :

- La sortie de la seconde partie de Vernon Subutex, l’adaptation du roman de Virginie Despentes par Luz, un album sorti chez Albin Michel

- La sortie de l’album Le ciel pour conquête que l’on doit à Yudori et aux éditions Delcourt

- La sortie de l’album Vénus à son miroir que l’on doit au scénario de Jean-Luc Cornette, au dessin de Mattéo et c’est édité chez Futuropolis

- La sortie de l’album Le match de la mort que l’on doit à Pepe Gálvez au scénario, Guillem Esriche au dessin et c’est édité chez Les arènes BD

- La sortie de l’album Une romance anglaise que l’on doit au scénario de Jean-Luc Fromental, au dessin de Miles Hyman et c’est édité chez Dupuis dans la collection Aire libre

- La réédition du Dracula de Georges Bess qui adapte ici le roman de Bram Stocker dans un ouvrage disponible aux éditions Glénat.





INFERNO : JONATHAN HICKMAN BOUCLE SES VALISES


 Inferno. Pour les lecteurs les plus anciens, la référence est évidente, c'est-à-dire une des sagas mutantes les plus célèbres des années 1980, avec des démons venus d'un autre plan d'existence qui envahissent New York. Sans oublier la Goblin Queen qui fait des siennes! Pour les autres, rien de grave, car il s'agit ici d'un récit totalement différent, qui vient  apporter une conclusion à la prestation de Jonathan Hickman sur les X-Men. Plutôt que le mot prestation, il serait bon de dire révolution, tant le scénariste a su chambouler l'ordre établi pour proposer quelque chose de fort différent de ce qui existait avant lui. Alors bien sûr, cette mini série en quatre parties publiée d'un coup dans un softcover d'une épaisseur remarquable ne sera pas accessible à celui qui n'a absolument rien lu ces dernières années. Par contre, si vous vous êtes contentés des tout débuts, c'est-à-dire House of X / Powers of X, vous aurez tout de même un point de vue global et satisfaisant sur la situation, d'autant plus que Hickman vous apportera les éléments qui vous manquent au fur et à mesure, même si de façon parcellaire. Les faits les plus importants sont les suivants : les mutants sont établis sur l'île de Krakoa et forment une nation capable de damer le pion au grand pays de ce monde. Ils ont trouvé un moyen de contourner la mort et à chaque fois que l'un d'entre eux connaît une fin tragique, il revient très vite sur scène, dans un nouveau corps qui conserve les souvenirs et la personnalité de celui qui est tombé au champ de bataille. Si tout n'est pas parfait, néanmoins nous sommes loin des X-Men traqués et en déroute que nous avons lus souvent, auparavant. Il y a toutefois une condition importante à tout cela : qu'aucun mutant doté du pouvoir de lire l'avenir ne puisse se balader sur Krakoa, encore moins Destiny, qui dans une vie précédente a chassé et brûlé (avec  sa compagne Mystique) la généticienne Moïra MacTaggert, qui est désormais une mutante au pouvoir bien particulier. Elle aussi peut renaître si elle meurt, mais à chaque fois, c'est l'existence tout entière qui disparaît, puis reprend, réécrite, alors qu'elle garde les souvenirs de ses expériences précédentes. Tout ceci compose le substrat nécessaire pour aborder Inferno avec profit.



Ce sont donc les secrets et la petite cuisine interne dans le gouvernement mutant qui vont provoquer les failles menaçant l'édifice tout entier. Moira, Magneto mais aussi le Professeur Xavier, un triumvirat qui va devoir faire entrer dans l'équation un quatrième personnage très important en la personne d'Emma Frost. Mais voilà, la Reine Blanche n'est pas du genre à accepter qu'on se joue d'elle pendant si longtemps, avant finalement qu'on la mette dans la confidence, quand il n'y a plus grand chose d'autre à faire. Ce n'est pas exagéré de dire que nous passons à deux doigts d'un cataclysme majeur, qui aurait pu réécrire l'histoire entière des X-Men. Au lieu de cela, Jonathan Hickman laisse bien entendu à son successeur le soin de compléter l'édifice, qui dispose donc de fondations solides et d'un lectorat renouvelé, globalement séduit par tout ce qui a été fait durant ces trois dernières années. En fait, cette mini série vient se rattacher directement aux attentes qui étaient celles que nous avions tous au départ, c'est-à-dire les relations politiques et économiques qui unissent ou séparent Krakoa et le reste du monde, ainsi que les différentes lignes narratives (ou de réalité) causées par les différentes existences de la généticienne McTaggert. Tout ceci n'avait jamais finalement été affronté de manière aussi directe et il fallait alors attendre ce final, pour qu'enfin nous ayons les idées un peu plus claires concernant la grande tapisserie d'un scénariste exigeant. Le dessin est remarquable et associe Stefano Caselli, Valerio Schiti et R.B Silva, avec quelques planches ou situations qui sont extraites des tout premiers moments de HoX/PoX, dont nous avons déjà parlé dans la première partie de cette critique. On appréciera le rythme et le rendu visuel de ces quatre épisodes, qui passent régulièrement d'une situation à l'autre, de Krakoa à l'incursion de Magneto et de Xavier dans la base de Nemrod, tout comme nous apprécions le retour sur scène de Destiny, visiblement rajeunie, qui peut désormais reprendre le fil de son histoire sentimentale avec Mystique, sur des bases aussi romantiques que dramatiques. Encore quelque chose de réjouissant, le rôle que joue Cypher alias Doug Ramsay dans cette histoire; lui qui au départ était un mutant assez inoffensif, dont le seul pouvoir était de comprendre et pratiquer tous les langages du monde, se retrouve désormais au centre de l'échiquier, capable de prendre des décisions et de mûrir une réflexion qui n'a rien à envier à celle de Machiavel. Mais un Machiavel porté par le bien et l'utilité publique. Un personnage qui protège donc l'éthique de mutants qui ces temps derniers ont découvert que pour atteindre la plénitude de leur potentiel, puis conserver un havre de paix, ils pouvaient bien mettre de côté la morale, au profit d'une organisation non pas immorale, mais amorale, c'est-à-dire se plaçant en marge de ce que l'on attend d'eux, avec l'assurance que lorsqu'on possède de tels pouvoirs et une telle technologie, l'hégémonie est un défaut mineur pour interpréter et aborder le monde. X-Men rules! 






PRIMORDIAL : L'ODYSSÉE DES ANIMAUX DANS L'ESPACE DE LEMIRE ET SORRENTINO


 Puisqu'à nouveau les tensions entre les Etats-Unis et la Russie rythment notre quotidien, quoi de plus pertinent que de replonger dans la bonne vieille époque de la guerre froide, ou pour être plus précis, la course à l'espace? Dans les années 1950, les animaux servent déjà de cobayes, y compris pour ce qui est des mystères de la conquête spatiale. Là où il serait trop dangereux et encore incertain d'envoyer des hommes, une chienne ou des primates peuvent parfaitement faire l'affaire. Petit retour en arrière et récapitulatif pour ceux qui n'aiment pas l'histoire : En 1957, l'Union soviétique a lancé la fusée Spoutnik 2. À l'intérieur se trouvait Laika, la célèbre chienne, qui est devenue ainsi le premier être terrestre vivant à orbiter autour de la Terre. Malheureusement, le voyage de Laika n'est pas des plus transparents ni des plus déontologiques, comme le prouve le traitement cavalier qu'elle a reçu pendant le processus de préparation et, surtout, sa mort rapide après le lancement de Spoutnik 2. En 1959, ce sont cette fois les États-Unis qui lancent leur dernière fusée en date dans l'espace. À l'intérieur se trouvent deux singes nommés Able et Baker. Une fois encore, les animaux maltraités sont également morts dès qu'ils ont atteint l'espace. Ou tout du moins, c'est ce qu'on nous a raconté jusqu'ici. Car il y a ceux qui remettent en question la version officielle de l'histoire. En pleine guerre froide, alors que la course à l'espace entre les États-Unis et l'URSS devient de plus en plus cruciale, cela peut sembler assez étrange et inattendu que les deux principales puissances mondiales décident d'arrêter complètement leurs programmes spatiaux, du jour au lendemain. Beaucoup de temps et d'argent avaient été investis; il n'y avait aucune raison impérieuse de fermer les robinets. Et si quelque chose de grave, de déconcertant, qu'il vaudrait mieux cacher à l'opinion publique, avait fortement influencé cette décision? Amis complotistes, vous avez une heure pour répondre. Jeff Lemire emploie de son côté six épisodes pour donner sa version. Tout commence avec un flashback, et l'entrée en scène d'un certain professeur Donald Pembrook. Bardé de diplômes, le type est heureux d'être convoqué pour examiner les archives de la conquête spatiale. Il entrevoit alors un tournant dans sa carrière. Sauf que ce qu'on attend de lui, c'est juste de faire "le ménage" pour ne conserver que les outils éventuellement recyclables pour le gouvernement américain. La grosse désillusion. 


Au milieu de tant de documents inutiles, Pembrook trouve quelque chose qui retient son attention : c'est une disquette. Un enregistrement des signes vitaux des singes qui ont été envoyés dans l'espace. Le gouvernement américain a signalé à l'époque que les deux animaux étaient morts peu de temps après le lancement. Clairement, Pembrook n'est pas d'accord avec ce qu'il découvre : selon ces relevés scientifiques, les singes étaient encore vivants lorsque le vaisseau est entré en orbite. Le chercheur décide de passer quelques appels pour rapporter ce qu'il a découvert, mais ces coups de fil, loin de résoudre quoi que ce soit, ne font que soulever encore plus de questions. Le lendemain, alors que Pembrook se trouve devant l'immeuble où il travaille, un homme à l'allure mystérieuse s'approche de lui et lui demande de monter dans une voiture… un enlèvement en bonne et due forme, qui va l'amener à rencontrer une ancienne collaboratrice russe du projet Laika, qui s'était alors occupée avec amour de la malheureuse chienne perdue dans l'espace. Tous les deux vont devenir des cibles, car même s'ils en savent peu, c'est déjà beaucoup trop pour les services secrets et leurs objectifs de discrétion absolue. Pendant ce temps-là, le lecteur ébahi se rend compte que nos trois animaux sont bel et bien vivants, qu'ils ont acquis une forme de conscience inédite, qui leur permet de communiquer, et qu'ils cherchent le moyen de… rentrer sur Terre! Avec des influences assumées (au niveau de l'esthétique) comme 2001 : l'Odyssée de l'espace, Lemire et Sorrentino nous conduisent par la main à travers une œuvre de grande et de petite envergure à la fois. Il y a de grands concepts, des idées qui pourraient bien passer au dessus de la tête de pas mal de lecteurs, qui jouent avec notre compréhension de l'espace et du temps. Mais rien ne se superpose jamais à ce qui fait vraiment évoluer l'intrigue : son noyau émotionnel. Quelque chose d'aussi simple que les liens forts qui peuvent unir un chien et son maître. L'universel au service de l'intime. Des existences insignifiantes au service d'un album qui aborde l'immensité infinie de la réalité. Andrea Sorrentino nous séduit une fois de plus avec un travail exceptionnel. Des compositions de pages originales, une narration dynamique et un style très personnel; une fois de plus on remarque à quel point Lemire et lui se complètent à merveille. La capacité de l'italien à mélanger espionnage et science-fiction, dans une synthèse visuelle cohérente, est admirable et la lisibilité est toujours notable, même quand l'artiste tend à l'abstraction.  Mentionnons également la couleur du sensationnel Dave Stewart, qui permet à Sorrentino d'atteindre son potentiel maximum. Urban Comics nous fait le plaisir de publier Primordial dans un format oversized qui fait que nous profitons au mieux de cette beauté, qui à défaut d'apporter toutes les réponses, nous plonge dans les limbes délicieuses du mystère conceptuel de la réalité, et probablement, de la création artistique. 




BLACK ADAM : ANATOMIE DU DERNIER FILM DC/WARNER


 Une fois n'est pas coutume, commençons notre critique de Black Adam par une adresse toute particulière aux lycéens, qui vont trouver en exergue à notre discours un petit florilège d'adjectifs bien pratiques pour acquérir du vocabulaire, et à replacer, à l'occasion, dans une future dissertation. Black Adam (le long métrage) est inepte, inconséquent, nicodème (pardon à ceux qui portent encore ce prénom) ou encore gourdiflot. Pour faire court, il ne brille pas par son intelligence. Certes, ce n'est pas non plus ce qu'on lui demandait, à la base. Il s'agit là d'un bon gros blockbuster à l'américaine, pour lequel on été investis presque 200 millions de dollars, et dont la génèse s'étale sur une bonne décennie, entre hésitations compréhensibles et insistance douteuse. Black Adam, c'est la rupture avec le super héroïsme de papa, le côté boy-scout des défenseurs de l'ordre et de la justice; un type quasi invulnérable dont la colère et la vengeance sont des carburants de premier choix, jamais taris. Qui plus est, celui qu'on nommait autrefois Teth-Adam n'a rien du modèle américain traditionnel, et sa patrie est le Kahndaq, une version fantasmée de l'Egypte, l'Iraq ou de la Palestine, qui une fois portée au cinéma souffre d'une inconséquence coupable. Ce petit territoire impossible à situer sur une carte géographique est aux mains d'une bande de malfaiteurs high-tech, Intergang, une mafia 2.0 qui contrôle les points d'accès, les ressources naturelles, et la sécurité intérieure. Apparemment, le Kahndaq ne possède pas de gouvernement (c'est assez étrange), pas de police, ni même de religion officielle. Sur ce dernier point, on laisse planer un énorme flou, qui est aussi une manière d'éviter de traverser en terrain miné, ou si vous préférez d'éluder, faute de bonnes idées. Ceci étant dit, la région possède sa propre légende, celle d'un esclave qui a su insuffler l'espoir en des jours meilleurs, il y a plusieurs millénaires de cela. Un type qui a été investi de pouvoirs surhumains, sur le même modèle que Shazam, par les mêmes sorciers généreux (c'est du moins la version officielle), et qui s'en est servi pour faire le ménage à sa manière, c'est à dire en jetant l'eau du bain et le bébé par la même occasion. C'est que celui qui fut Teth-Adam n'avait rien d'un pacifiste. Issu d'un peuple réduit en esclavage, il a vu sa famille souffrir puis périr, et il en a conçu comme une certaine acrimonie, qui l'a poussé à perdre un tantinet son calme légendaire. Puni pour sa véhémence, le surhomme a été emprisonné, avant d'être réveillé en 2022 par une archéologue imprudente, à la recherche d'une couronne mystique. Tout ceci nous est expliqué dans les premières minutes, par un texte récité très didactique, la version National Geography de DC Comics, truffé d'ésotérismes bon marché qui fleurent bon le grand n'importe quoi, pourvu qu'on en arrive à la conclusion inévitable, c'est à dire Dwayne Johnson dans son costume, furibard. 




Black Adam, c'est aussi (surtout, pour beaucoup d'entre vous) la Société de Justice. D'Amérique, convient-il d'ajouter. Ou tout du moins, une version de poche, exportable en territoires ennemis, dans la plus grande discrétion. Exit le groupe dont la vocation est de former une grande famille, et où les générations se succèdent dans le respect, la tradition et la transmission. Place à quatre aventuriers mandatés par une Amanda Waller réduite à l'état d'apparitions furtives sur un écran, qui obéissent servilement, à grand renfort de sortilèges et de coups de tatane. Hawkman assure la partie logistique et la distribution de testostérone, sans qu'il soit possible de bien cerner de quel Hawkman il s'agit, quand on est lecteur de comic books (en gros, c'est dans le film une caricature de Tony Stark avec des ailes, qui aurait fait de la salle et soulevé de la fonte pendant des mois, tout en respectant les impératifs du casting, c'est à dire donner de l'espace aux "minorités visibles"). Son ami et probable mentor est le Docteur Fate, qui use et abuse de tours de passe-passe déjà présentés dans Doctor Strange in the Multiverse of Madness, incarné par un Pierce Brosnan gentil papy énigmatique. Les autres invités sont des novices, recrutés en intérim, et peinent à trouver de la place dans un scénario qui leur réserve uniquement des instants d'humour décalé (Atom Smasher est un gentil benêt un peu gauche, clairement dépassé. Vous avez dit Ant-Man in reverse?) ou de poésie visuelle stérile mais agréable à regarder (l'explosion multicolore des pouvoirs de Cyclone, elle aussi passée à la moulinette des nouveaux standards consensuels, en matière de représentation). Nous frémissions déjà : une équipe américaine intervient au Moyen-Orient, dans un contexte explosif, pour capturer une sorte de dieu irascible qui entend incarner la soif de justice de tout un peuple opprimé? Mais c'est une vraie épopée géopolitique, un pamphlet anticapitaliste et impérialiste, un drame social, qui est sur le point de nous être offert! Nous n'en demandions pas temps, merci Warner, merci DC. Sauf que Jaume Collet-Serra n'en a rien à faire de tout cela, du matériau brut qui lui est confié pour l'occasion. Avec lui, la Justice Society ce sont quatre soldats un poil bourrins qui incarnent l'ordre et l'autorité, qui sont prêts à casser trois douzaines d'œufs pour faire une omelette pour deux personnes. Les libertés individuelles et les subtilités des us et coutumes de ceux et ce qui se dressent sur leur chemin? Au cachot, l'Amérique et la paix dans le monde le valent bien! Et puis c'est un blockbuster pour adolescents qu'on nous inflige là, nul besoin d'ambitionner un ours d'or à Berlin. Tout penauds, nous regardons la montre… encore quatre-vingt dix minutes de film à torcher, et deux gros paragraphes pour ce qui est de notre critique de l'extrême. 




Arrêtons-nous quelques instants sur l'acteur principal de ce film, à savoir Dwayne Johnson. Ancien catcheur et lutteur, il a tenté de porter le projet à bout de bras, qu'il possède particulièrement musclé. Taillé comme un tronc de séquoia, sculpté dans la fonte, il a tout pour incarner un super bourrin sur grand écran, capable de résoudre l'intégralité des problèmes de la planète avec une paire de bourre-pif bien assénés. Certains pourront lui reprocher un manque d'expressivité mais le Black Adam que nous avons devant les yeux n'a rien d'un philosophe des Lumières. Il n'est pas là pour deviser sur l'injustice sociale ou l'inexorabilité du temps qui passe, mais pour exprimer sa colère et sa frustration, de la manière la plus élémentaire qui soit, c'est-à-dire avec ses poings. En fait, je vais être honnête et vous dire que je le trouve bon dans ce rôle; c'est d'ailleurs probablement un des points forts du film, si on se donne la peine de gratter en profondeur pour en découvrir. Clairement, notre Adam Noir est loin d'être un super-héros, mais il est complètement impossible de voir en lui un super méchant. Déjà parce que son histoire familiale n'est pas des plus heureuses et qu'elle aurait de quoi titiller le plus calme des moines tibétains, mais en plus, l'inflexibilité et l'antipathie innées que transmet Hawkman dans ce long métrage font qu'en retour, son antagoniste apparaît comme baignant dans la bienveillance. Il faudrait être foncièrement malhonnête pour ne pas noter le charisme sculptural et la conviction tranquille que place The Rock dans cette interprétation quasi littérale, tant le héros adapté à l'écran semble en réalité le prolongement de l'identité de son acteur, qui même en fronçant les sourcils ne se résume jamais à un bad guy en proie à une furie homicide. Quelques touches drolatiques finissent même par se transformer en un running gag naïf mais qui peut prêter à sourire (la recherche d'une punchline, d'un slogan à réserver aux ennemis vaincus, mais qu'il ne parvient pas à placer au bon moment, dans le bon contexte) le devoir sacré d'un justicier qui s'adapte peu à peu aux méthodes et à la philosophie d'un siècle qu'il découvre. Encore que cette dernière phrase pourrait être sujette à caution, tant le décalage temporel et culturel est mal exploité, avec un Black Adam qui comprend très (trop) vite ce qui se trame autour de lui. Plutôt que de dormir dans une stase magique, probablement a t-il passé ces dernières années sur Twitter à scruter les différentes tendances du réseau asocial par excellence? 




D'une manière générale, le film veut dégager une image sombre. Pour cela, il n'hésite pas à dérouler par moments des scènes totalement surnaturelles, voire horrifiques, entrecoupées de touches d'humour qui n'atteignent pas toujours leur cible. Ça peut-être déroutant et franchement hors sujet, comme dans la dernière partie, lorsque le spectateur découvre une horde de squelettes qui se jettent sur la population. On ne comprend pas trop en quoi ces cadavres ambulants peuvent être utiles à celui qui les convoque (gardons le silence sur ce point précis, pour ne pas spoiler le final du film), étant donné qu'il suffit d'une gifle ou d'une légère brise pour qu'ils se brisent en menus morceaux. Nous sommes au même niveau improbable, voire méprisant, que l'armada des petits Asgardiens, que Thor investit de son pouvoir pour affronter Gorr, dans le déconcertant Love and thunder. Parlons-en, alors, de la population du Kahndaq; les us et coutume locaux, les particularités des habitants, tout cela est rapidement passé à la trappe. Les jeunes font du skate, les adultes sirotent un thé à la menthe (ou une bière) en terrasse, on a plus l'impression de voir une partie de l'Upper East Side de Manhattan, hâtivement reconstituée au Moyen-Orient, qu'une vraie nation orientale ou africaine, fière de son passé et de ses traditions. Le Kahndaq est un théâtre totalement artificiel qui sert juste de prétexte pour raconter une histoire qui ne se déroule pas sur le sol américain; à aucun moment le réalisateur ne prend en considération le potentiel incroyable de ce genre de choix narratif. Si Black Adam et la Société de Justice avaient décidé de se battre comme des chiffonniers au fin fond de l'Amérique Latine ou en Lettonie, je vous assure que l'effet aurait été le même. Alors, pourquoi ce film est-il aussi important, si on écoute nombre de commentateurs? Parce qu'il s'agit des prémices du futur univers cinématographique DC, qui a enfin décidé d'apprendre de ses erreurs. C'est en ce sens qu'il fallait attendre la fameuse scène bonus, celle qui fait toute la différence entre le spectateur entré par hasard dans la salle et ceux qui savent et attendent patiemment leur petit pousse-café digestif. Et là, grande surprise, Henry Cavill nous confirme qu'il reprend du service, que Superman n'est pas très content d'apprendre que Black Adam a fait des siennes, et que vraisemblablement les deux vont se taper dessus (avant de se rabibocher devant un gros hot-dog au ketchup), ce qui nous promet un autre grand film d'une profondeur inégalée, qui sera probablement réalisé par un orfèvre du genre, comme Apichatpong Weerasethakul ou les frères Dardenne. Tout cela nous fait sourire car à l'heure où nous écrivons ces lignes, nous apprenons juste que le grand ménage a enfin été effectué dans la division cinématographique de DC, et que c'est désormais James Gunn qui hérite de la patate chaude, lui qui jusqu'ici peut présenter une copie presque sans faute, des Gardiens de la Galaxie à la dernière mouture de la Suicide Squad, sans oublier l'irrévérence loufoque de la série Peacemaker pour HBO. Certes, entre-temps, le type s'est fait expulsé des Marvel Studios pour avoir balancé quelques tweets poil à gratter et malaisants. Mais dans la mesure où il a particulièrement bien rebondi, soigné sa réputation et son compte en banque, et désormais pris du galon, l'impression est que pour une fois, l'erreur est du côté de la bande à Mickey. Restons donc confiant et soyons un peu bienveillant. Je ne vous déconseillerais pas de vous rendre en salle pour assister à une projection de Black Adam; après tout c'est votre argent, votre budget, et si vous souhaitez profitez de la tiédeur des salles obscures sans avoir à beaucoup réfléchir, vous pourriez même vous sentir dans votre élément. 






PEACEMAKER TRIES HARD : BOUFFONNERIE, SATIRE ET SOLITUDE

Le super-héros ringard et super violent Christopher Smith (alias Peacemaker) sauve un chien errant après avoir neutralisé un groupe de terro...