LE MYTHE DE L'OSSUAIRE DE LEMIRE ET SORRENTINO : TOUT COMMENCE AVEC LE PASSAGE


 Jeff Lemire, encore et toujours. Il faut dire qu'Urban Comics a pris la décision récemment de consacrer chaque mois éditorial à un auteur en particulier, qui est mis en avant sous la forme de plusieurs publications nouvelles, s'ajoutant à celles déjà présentes au catalogue. Le mois d'avril 2023 était donc l'occasion idéale pour parler du canadien, puisque outre l'histoire des petits vampires de Little Monsters (notre chronique de jeudi à lire ici), nous retrouvons deux albums grand format de réelle qualité, qui permettent de plonger dans un nouvel univers horrifique instauré avec la collaboration du dessinateur italien Andrea Sorrentino, désormais partie intégrante d'un binôme ultra efficace et talentueux. Attention, il ne s'agit pas ici de l'horreur la plus décomplexée : ne vous attendez pas à voir des scènes chargées en hémoglobine et des intestins au soleil, nous sommes plutôt dans la suggestion, c'est-à-dire ce point de bascule où une situation en apparence banale commence à devenir angoissante, plonge le lecteur dans une interrogation quasi mystique, là où la peur nous assaille sans que nous soyons en mesure de comprendre véritablement pourquoi. Vous aimez par exemple les nouvelles de Guy de Maupassant, dont l'atmosphère transcende la nature même de l'épouvante, alors bienvenue chez Jeff Lemire, qui ressuscite un peu ce mécanisme dans ce qu'il a fini par appeler avec son dessinateur fétiche une forme "d'horreur existentielle". Tout cela commence avec un "roman graphique", Le Passage, suivi d'une première mini série (Des milliers de plumes noires). Le passage s'ouvre avec un épisode isolé qui fut offert aux États-Unis gratuitement dans le cadre du free comic book day de l'an dernier. On y retrouve un scénariste chargé de mettre au point une création inédite et qui est actuellement en panne sèche d'inspiration, et en retard de plus de deux semaines sur le travail qu'on lui a demandé de livrer. Il part alors s'installer dans une petite maison isolée, près d'une sorte de clairière loin de tout contact avec les autres. Sa situation sentimentale est assez floue; on devine qu'il est en train d'essayer de sauver son mariage et en même temps il a une relation extra-conjugale qui continue de le solliciter. Accompagné de son chien, le type tente tant bien que mal de se remettre à l'ouvrage, mais il fait la rencontre d'une sorte de double de lui-même, intégralement nu, apparition spectrale affublée d'un masque rouge inquiétant qui surgit au milieu de nulle part et le happe dans ce qui peut être interprétée comme une absorption, une dissolution de l'individu. C'est particulièrement dérangeant et ouvert à toute forme d'interprétation de la part du lecteur. Un petit épisode très efficace qui sert de mise en bouche éloquente pour tout ce qui va suivre.




Vient ensuite le tour du roman graphique à proprement parler, Le Passage (The Passageway en VO) de 95 pages. Il y est question d'un géologue du nom de John Reed, qui est dépêché sur une île perdue au milieu de nulle part, dans une atmosphère poisseuse et désolée, pour apporter son expertise au sujet d'un trou béant qui est apparu dans le sol. Quand on y jette une pierre, on n'entend pas l'impact qu'elle produit en heurtant le sol, ce qui indique soit une profondeur incommensurable soit un mystère assez inquiétant. L'île est déserte, il n'y a qu'un phare désormais éteint et qu'il faut réparer, et sa gardienne, une femme de peu de mots, un peu sauvage voire même disons-le franchement inquiétante. Le passé du géologue et teinté de douleur et de tragédie puisque dès les premières pages on apprend que sa mère s'est noyée un jour à la mer et qu'il fait des cauchemars en la revoyant, mais cette fois privée de ses deux yeux. Plus les pages se tournent plus le mystère grandit et un sentiment d'inconfort monte lentement, par petites touches, parfaitement amené grâce aux dessins d'Andrea Sorrentino, notamment des doubles pages audacieuses, avec une construction des planches qui fait exploser les cadres préexistants. Des corbeaux qui s'envolent peuvent ainsi constituer à travers leur étrange balai les onomatopées même qu'il produisent, ou encore le parcours du géologue sous terre épouse le regard du lecteur, qui va devoir se frayer un passage sur une double splash page. L'ombre est maîtrisé à merveille et il y a également de très belles teintes de gris, ce que nous devons probablement à Dave Stewart et sa science de la colorisation. Le récit est ramassé dans une durée de temps très limitée. On entre dans le récit juste à point pour  constater qu'il y a un problème dans la nature du sol, puis pour passer une nuit pas si tranquille que cela, et le lendemain la situation précipite ! Là encore, nous ne sommes pas dans l'horreur pure et dure; ne vous attendez pas à voir débarquer une créature suintante de sang ou un massacre à la tronçonneuse. Mais c'est l'ambiance, la terreur sourde qui se manifeste à plusieurs reprises qui fait que le lecteur est mis dans une position malaisante, du début à la fin. Ici aussi, chacun pourra trouver et tirer la leçon qu'il souhaite de ce qu'il va lire, sachant que l'univers que Lemire et Sorrentino ont décidé de mettre sur pieds n'en est encore qu'à ses premiers balbutiements et qu'il est pour le moment impossible de vraiment en cerner les petits détails. Nous pouvons déjà jouir de la peur diffuse qu'il parviennent à nous communiquer, c'est déjà beaucoup. D'autant plus que tout ceci est présenté dans un très bel écrin : un album grand format comme Urban Comics nous y a bien habitués ces temps derniers.






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