GRANDVILLE FORCE MAJEURE : LE DERNIER TOME DE LA BRILLANTE SÉRIE DE BRYAN TALBOT


 Le plus dur au moment d'écrire une nouvelle chronique consacrée à la série Grandville de Bryan Talbot (publiée en intégrale chez Delirium), c'est d'éviter de tomber dans le panégyrique, c'est-à-dire être victime d'une admiration béate devant le travail de l'artiste britannique. Grandville n'est pas seulement un univers peuplé d'animaux anthropomorphes, doublé d'une satire sociale parfois féroce, mais c'est aussi et surtout une relecture complète de ce que pourrait être l'humanité, avec un sens de l'observation et du détail bluffant, couplés à une fantaisie galopante. Il faut de plus ajouter que le moment des adieux est arrivé. Force Majeure est le dernier volume de Grandville et d'ailleurs l'épopée se conclut avec un album plus épais que les précédents, et probablement plus complexe au niveau de la trame, qui requiert une attention encore plus rigoureuse au lecteur qui s'y aventure. D'emblée, nous sommes confrontés à l'irruption d'un gang dans un restaurant de fruits de mer et de crustacés; un meurtre de masse qui n'est que l'introduction pour l'arrivée de Tiberius Koenig, un des malfrats les plus redoutables en territoire français, qui est sur le point de faire des affaires juteuses de l'autre côté de la Manche. Mais avant cela, il va lui falloir se débarrasser de son pire ennemi, l'inspecteur Lebrock (qui a aussi tué un de ses frères). S'en débarrasser, ça n'est pas seulement lui mettre plusieurs balles dans le buffet et le jeter dans la Tamise ou la Seine, non, ça veut dire s'en prendre à tout ce qui lui est cher, retourner ses proches contre lui, le faire souffrir dans ce qu'il a de plus intime, pour finalement l'écraser une bonne fois pour toutes. Néanmoins, tout le premier tiers de cette aventure est consacré à un long flashback durant lequel notre blaireau préféré narre ses premiers pas au sein des forces de police de Scotland Yard, avec les conseils avisés et les leçons édifiantes de celui qui n'est autre qu'un avatar de Sherlock Holmes (Stamford Hawksmoor) et qui sert à la fois d'inspirateur et de père de substitution au futur inspecteur Lebrock. On y suit par exemple une enquête assez complexe, qui va se terminer par un coup de théâtre, formidable jeu de dupes entre l'assassin et sa victime. Nous étions déjà beaucoup attachés aux personnages, notamment Billie, celle qui attend désormais un enfant et qui va être officiellement l'épouse de Lebrock. Mais ici, à travers des conversations, des souvenirs, des bribes du passé qui permettent de mieux comprendre et cerner le présent, nous pouvons sceller définitivement notre attirance pour ces figures inoubliables, dont le destin s'apprête à être bouleversé.


Ce n'est pas un hasard si le détective Lebrock apprécie les parties d'échecs en solitaire, durant lesquelles il peut rejouer certaines des rencontres les plus célèbres du passé, expérimenter les coups les plus audacieux. Tout ici est question d'anticipation entre le blaireau de Scotland Yard et son pire ennemi, autoproclamé Napoléon du crime, Tiberius Koenig. Ce sont deux esprits brillants à leur façon et c'est la manière dont ils vont être capable de prévoir les réactions et les faiblesses de l'adversaire qui fera toute la différence. Attention, il y a aussi des scènes fortes dans ce dernier volume, des moments qui vont vous tordre l'estomac. On s'y confronte à la trahison, à ce qui peut se produire lorsque l'œuvre de toute une vie est menacée en quelques minutes par des décisions hâtives et radicales, quand celui qui veut vous détruire passe à l'offensive avec cruauté. Mais c'est un tour de passe-passe grandiose, époustouflant, un miroir aux alouettes qui prouve que la puissance de feu et les muscles saillants ne sont rien sans la stratégie, au centre de ce tourbillon de virtuosité narrative que constitue Force Majeure. Il y a aussi, en définitive, les planches de Bryan Talbot, qui sont toujours aussi riches en détails et oscillent entre l'Art Nouveau et le steampunk, avec une aisance remarquable. En un mot, elles sont généreuses, spectaculaires, frisent le baroque tout en restant très lisibles et elles suintent l'amour du média, mais encore (cocorico) de la France, avec une dernière planche qui permet non seulement de saluer avec émotion toute la série des Grandville, mais aussi de nous rappeler la beauté (certes caricaturale et fantasmée) de notre nation, qui ne l'oublions pas fait rêver tant d'artistes et d'étrangers à travers le monde. L'album est comme toujours complété par toute une série de notes qui permettent d'en savoir plus sur ce que nous venons de lire, aussi bien des références glissées dans les fonds de case (ça peut être un tableau, une sculpture, un personnage de bande dessinée importé dans Grandville, comme cela arrive souvent) ou une anecdote personnelle, ce qui permet de comprendre les choix scénaristiques de Talbot. Un récit d'une grande finesse qui est pour finir un pied de nez jouissif à la cuistrerie des incompétents, des notables et des pouvoirs en place, et qui donne la part belle aux couches populaires, à ce prolétariat dont est issu Lebrock (et sa future compagne Billie) et qui regorge d'ingéniosité et de sève. De là à qualifier Grandville de tapisserie militante, c'est peut-être un poil (de blaireau) exagéré, mais assurément, nous venons de lire cinq volumes indispensables, dans un crescendo émotif et d'action irrésistible. 
Sortie prévue le 6 septembre






Bryan Talbot sera en Tournée en France avec Delirium du 7 au 14 septembre. Renseignez-vous auprès des libraires mentionnés ci-dessus pour vous assurer votre dédicace. 


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