OPUS HUMANO 1985-1995 : METAL HURLANT SE RÉINVENTE


 Le second volume de Opus Humano se propose de retracer les dix années qui courent de 1985 à 1995 et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il s'en est passé, des choses, pour la célèbre revue Métal Hurlant ! Des choses positives mais aussi particulièrement négatives, puisqu'à un certain point de son existence, sa publication est interrompue (1987). Jusqu'à ce qu'un jeune Suisse effronté de 24 ans, Fabrice Giger, décide de relever la franchise, de la racheter à Hachette et de relancer avec brio (mais aussi un poil d'inconscience et de morgue) le fleuron de la bande dessinée hors des cases en France. Son intronisation va bien entendu susciter quelques grincements de dents et des départs, mais aussi des arrivées, de nouvelles directions et parfois même des réussites brillantes, qui vont être à la base de la nouvelle assise du magazine. Par exemple, l'inénarrable  Jodorowsky, que nous retrouvons ici au sommaire (nous en parlerons un peu plus loin). Tout comme dans le premier mook de l'anthologie publiée par Les Humanoïdes Associés, nous avons droit ici à une alternance de récits courts mais aussi d'albums plus longs, avec un fil conducteur, à savoir les différents épisodes de Calibre 38. Dans chacun d'entre eux, c'est une arme - d'où le titre de cette série - qui s'exprime et qui revient sur les déboires de tous ses propriétaires légitimes ou illégitimes qui se succèdent et qui un jour décident d'en faire usage : ça peut être un inspecteur de police véreux, ça peut aussi être une jeune fille qui fugue et qui veut se défendre pour que personne ne puisse la rattraper, ça peut devenir un poète inconscient… en tous les cas, les individus qui croisent la route de l'arme finissent par succomber d'une manière ou d'une autre à la puissance mortifère qu'elle leur confère. Ces pages sont illustrées avec le trait incisif, voir chirurgical, de Jean-Luc Fromental, et elles ressemblent parfois à un bon polar argentin qui se lit avec un plaisir indéniable. Le premier album complet est F.52, dans lequel Yves Chaland déploie une fable postmoderne au style marqué par l’élégance froide de la ligne claire. Tout démarre avec le vol inaugural du premier avion atomique, reliant Le Bourget à Melbourne sans escale. Derrière cette prouesse technologique se cache un microcosme impitoyable. Un couple aisé, sans scrupules, échange son enfant trisomique contre une fillette perdue, installée en classe économique. Ce crime cruel devient le catalyseur d’une réflexion sur les rapports de classe, exacerbés dans l’espace confiné de cet avion, véritable miroir de notre société. Le F.52 (destiné au départ à un album de Spirou qui fut refusé), parangon de progrès, révèle un échec profond – celui d’un idéal égalitaire dévoyé en ségrégation et domination. Qui peut aussi être d'ordre sexuelle, avec les avances lourdes et incessantes d'un des membres du personnel à l'égard de la stewardesse intérimaire, amie du "héros" de cette Bd. L'artiste explique tout cela avec une rigueur formelle impressionnante : son trait épuré, héritier d’Hergé (il s'agit de la dernière aventure de Freddy Lombard, un personnage qui partage certaines caractéristiques physiques de Tintin) et de la BD franco-belge classique, renonce aux excès stylistiques pour nous "convaincre de plein fouet". Les scènes, comme celle de l’enfermement de la fillette, sont dénuées de sarcasme : elles touchent par leur tristesse brute. Chaland sait nous émouvoir, nous secouer, avec la force tranquille du dessinateur au sommet de son art.




On arrive ensuite ensuite en 1992, avec un album ancré dans l’Amérique des années 1930. Le photographe Lou Cale mène une enquête au cœur de New York, une ville aussi fascinante que dangereuse. Dans Le Centaure tatoué, deux corps mutilés sont découverts, ornés d’un étrange tatouage qui représente un centaure. Ce macabre dessin devient le fil rouge d’une aventure qui plonge Lou dans un univers sombre, peuplé de secrets, de trahisons et de personnages troubles. Armé de son appareil photo et de son flair, il met à jour un monde où les apparences sont trompeuses et où chaque indice le rapproche d’un danger plus grand. Amateurs de mafieux de l'entre deux guerres, soyez les bienvenus. Côté dessin, Warn's et Raives brillent par un style noir et réaliste qui fait revivre l’atmosphère moite et criminelle de l’époque. Le trait, précis et détaillé (on reste sur une influence plus ligne claire qu'autre chose), capte à merveille l’architecture des lieux, la sueur des personnages et la tension qui imprègne chaque scène. Le tout est sublimé par des jeux de clair-obscur dignes des plus grands films noirs. Parfait pour ceux qui aiment les intrigues tordues et les ambiances jazzy. Ceci avant de sauter au pur chef d'œuvre de ce second Opus Humano. La passion de Diosamante, album écrit par Alejandro Jodorowsky, nous plonge dans une fresque épique où l’amour et la rédemption s’affrontent à coups de tragédies. Diosamante, une reine d’une beauté aussi glaçante que son caractère, règne sans pitié sur son royaume. Mais sa rencontre avec Urbal, un roi sage et dévoué, chamboule son univers. Rongée par ses péchés, elle entreprend un périple initiatique où chaque épreuve la dépouille un peu plus de son orgueil et de sa cruauté. Sur son chemin, elle affronte des dangers mythiques, traverse des contrées sublimes et se confronte à ses propres failles dans une quête de purification spirituelle, qui mêle le bestial et l'élégiaque. Jean-Claude Gal magnifie ce récit avec des illustrations d’une précision d'orfèvre. Ses décors, ses palais antiques ou ses cités perdues, nous transportent dans un univers où chaque détail émerveille. Les personnages, sculpturaux et pleins de noblesse, dégagent une aura presque divine, renforçant le souffle épique de l’histoire. Si vous aimez les récits où la brutalité du voyage rivalise avec la splendeur des paysages, les anatomies et la démesure à la Corben, cette Bd vous tend les bras. On finit par du baroque déglingué : Adam Sarlech, une publication où chaque page semble suinter le mystère et la décadence. Dans ce récit gothique et oppressant, Bézian nous emmène au XIXe siècle, au cœur d’une demeure isolée où les ombres dansent autant que les secrets. Adam Sarlech, occultiste pourtant absent de la scène, est le prétexte aux doutes et errances de personnages brisés, chacun portant son lot de non-dits et de souffrances. La famille Malherbe est proche du cauchemardesque, avec une fille érotomane dévoyée, un fils qui se cherche des pouvoirs de médium, une mère castratrice qui protège de lourds secrets, ou encore un oncle catatonique dont les yeux pleurent toute la journée. Mais qui est réellement Adam Sarlech, au fait ? Un visionnaire, un manipulateur ou quelque chose de bien plus inquiétant ? Le dessin de Bézian est au diapason de son scénario : sombre, oppressant, empreint d’une esthétique qui rappelle les gravures du romantisme noir. Les visages anguleux, les décors alambiqués et les ombres omniprésentes ajoutent une tension palpable à chaque scène. L'étrangeté morbide cette histoire gagne en intensité au fil des pages, et n'oublie pas d'éreinter les convenances, la religion, le conformisme. Stylistiquement, c'est très différent du reste, et ça sait nous captiver. De quoi parfaire une menu éclectique et de bon goût, pour le survol de dix ans mouvementés et inspirés de la célèbre revue Métal Hurlant. Pour les dix années suivantes, l'attente sera brève, le troisième Opus Humano est prévu pour le 2 janvier. 


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