La décennie des années 80 a mis du temps à se remettre des accusations infondées de ringardise qui ont longtemps plané sur elle, avant que le temps et la nostalgie ne fassent leur effet. D'ailleurs, ce sont les années 90 aujourd'hui, qui ont bénéficié du même phénomène, pour autant les mythiques eighties sont plus glorifiées que décriées, dans les milieux geek, bédéphile et cinéphile, par exemple. Il faut dire qu'au rayon comics, nous avons été particulièrement gâté. L'évolution du média a connu un tournant majeur, aussi bien dans la manière d'écrire les histoires, de les dessiner, de les produire. Les thèmes et la place centrale du super-héros ont été totalement reformulés, notamment en fin de décennie, avec un vent frais venu d'Angleterre, qui a soufflé très fort de l'autre côté de l'Atlantique (Moore, Gaiman...). Jim Shooter, rédacteur en chef de la Maison des Idées, qui s'était fixé pour objectif de rajeunir l'univers Marvel, est parvenu, à sa façon, à le guérir d'une phase inquiétante de crise créative. Il n'a rien bouleversé, en réalité. En effet, Shooter a surtout essayé de conserver au maximum les caractéristiques basiques des personnages, mais en même temps il a poussé les auteurs à imaginer des rebondissements incroyables, des changements et des évolutions impensables. De nombreux héros, par exemple, ont changé d'apparence ou ont été remplacés par des avatars moins expérimentés, dans les différentes séries, et des tas d'histoires surprenantes ont été publiées, qui ont poussé les fans à se déchirer. Iron Man, par exemple, connaît la terrible déchéance de l'alcool, et il est remplacé par son ami de toujours (à l'époque pratiquement un "larbin" qui allait enfin pouvoir s'affranchir grâce à l'armure) Jim Rhodes, alors que partout le mythe du golden boy, de l'argent roi, des années Reagan, soulignent combien la success story est la seule valeur importante aux yeux de la société, sans jamais se retourner sur ceux qui n'y accèderont pas et vivront dans la misère (comme Stark qui passe des semaines dans la rue, abrité dans un carton). Les héros se radicalisent un peu plus, pour affronter un monde où la force et la violence imprègnent bien des idéaux. Tornade opte pour un nouveau look punkette et brise les codes, alors que les histoires des mutants deviennent progressivement de plus en plus sombres. Comment laisser de côté la nouvelle équipe de Facteur X, c'est à dire des premiers X-Men qui reviennent sur le devant de la scène en se faisant passer pour des chasseurs de mutants (on les croie, à tort, décédés). L'affrontement face à Apocalypse est un des grands moments des années 80, et le point d'orgue est cette horrible mutilation que subit Angel, qui hérite d'une paire d'ailes tranchantes comme des rasoirs high-tech et devient Archangel, chevalier d'Apocalypse. Le grand événement des Secret Wars est certes décidé et planifié sur la base de la réussite d'une ligne d'action figures, mais il est le détonateur pour d'autres modifications d'envergure, comme le départ de Benjamin Grimm des Fantastiques, remplacé par Miss Hulk. Cette défection provisoire est d'autant plus capitale, qu'à son retour il découvrira Alicia Masters, sa petite amie historique, dans les bras (et le lit...) de son compagnon d'arme Johnny Storm. Qui parle de Secret Wars parle bien entendu du costume noir de Spider-Man. Nous vous invitions à lire l'interview de Ron Frenz, dans ce numéro, pour tous les détails. Mais cet avatar crépusculaire sera le point de départ d'idées audacieuses, avec en ligne de mire Venom, un Spidey négatif et sans scrupule, ou presque. Thor aussi traverse une mauvaise passe. On le retrouve barbu, affaibli, obligé de se protéger derrière une armure qui détonne si on la compare à la toute puissance supposé du plus célèbres des dieux nordiques. Walter Simonson laissera une trace indélébile sur le personnage, et chez Marvel, tout court. Pire encore, pour bien comprendre où en est la nation américaine, Steve Rogers est contraint par le gouvernement américain d'abandonner le rôle de la Sentinelle de la Liberté, Captain America. Sa place sera prise par le fougueux et violent John Walker. Si vous avez regardé la récente série Disney + consacrée au Faucon et au Winter Soldier, vous avez compris combien cette décision est encore aujourd'hui une source d'inspiration évidente. Le 24° annual de The Amazing Spider-Man présente un autre changement, non pas dans l'apparence du personnage, mais dans sa vie privée. Peter Parker épouse la magnifique Mary Jane dans une histoire touchante écrite par David Michelinie et Jim Shooter, et dessinée par feu Paul Ryan, ici dans l'une de ses premières réalisations chez Marvel. Un "oui" et un contrat qui changent la donne, faisant définitivement entrer l'icone de Stan Lee dans la période adulte. Finie la fac, adieu les déboires sentimentaux, Spider-Man, sous son costume, doit désormais gérer une vie de famille, et pourquoi pas, envisager bientôt une paternité. Des héros qui changent, qui grandissent, qui deviennent des hommes, des femmes, souvent dans l'épreuve, dans la douleur.
Chez DC Comics les années 80 sont marquées par une certaine forme de révisionnisme et de déconstruction du mythe du super-héros. Ce n'est pas si simple car le personnage principal Superman est si incontournable et si puissant qu'il est très difficile de lui opposer des adversaires à la hauteur. on peut considérer que cela démarre en 1982 avec Alan Moore, qui utilise un personnage historique du nom de Marvelman, né en 1953, pour entamer une nouvelle ère dans la manière de raconter les histoires. Marvel Comics s'oppose pour des questions de copyright et le personnage devient Miracleman. Petit à petit les thèmes abordés sont plus existentialistes et sociaux, l'impression d'une bande dessinée plus adulte et moins naïve émerge. Alan Moore et Stephen Bissette s'occupent également de Swamp Thing, un comic book d'horreur qui place l'humanité devant ses défauts, qui anticipe la chute des dieux et propose des éléments écologiques intéressants. Bien entendu au milieu de la décennie la très grande saga Crisis on Infinite Earths, mini-série en 12 parties, redessine complètement l'univers narratif de la distinguée concurrence, mais nous y revenons un peu plus loin dans ce numéro. Les super-héros doivent aussi accepter leur part de faiblesse, ils peuvent se tromper et leurs actes engendrer des tragédies d'importance majeure; c'est le cas de Green Lantern par exemple, qui ne peut intervenir efficacement pour éviter la destruction de Coast City. Tout ceci le portera à se laisser dévorer par la peur et devenir l'hôte idéal pour l'entité appelée Parallax. La mort rôde de plus en plus dans les comics et même les héros peuvent participer à des massacre jusque-là improbables. La déconstruction des super-héros dont nous avons déjà parlé atteint son point culminant avec le Watchmen d'Alan Moore, qui reste encore aujourd'hui un des chefs-d'œuvre intemporels du genre. Là encore il est inutile de s'étendre sur le sujet, il existe même des ouvrages tout entiers qui lui sont consacrés, et tôt ou tard nous y reviendrons nous aussi en profondeur. Des super-héros usés jusqu'à la corde, désormais conscients de leurs limites, luttant dans un monde où toutes les nuances de gris rendent impossible une interprétation cohérente des enjeux, où le mensonge permanent semble prendre le pas sur la vérité. C'est dans un contexte aussi sinistre que Frank Miller propose son Dark Knight Returns, une version inédite de Batman, qui là aussi marque les esprits à jamais. Tout ce qui se déroule dans les années 80 vise à crédibiliser le comic book comme média. Plus seulement une lecture enfantine ou récréative, mais peu à peu quelque chose de beaucoup plus profond, avec des thèmes beaucoup plus dérangeants; des histoires qui laissent une trace dans l'âme de celui qui les dévore, et qui interrogent véritablement notre place dans la société, dans le monde; Une mutation qui va connaître dans la décennie suivante son paroxysme, à la limite même de l'overdose, au point d'atteindre presque parfois le grand n'importe quoi dans la manière de mettre à mal les icônes. Mais c'est bien dans les années 80 que ces dernières ont connu leurs premiers véritables revers réguliers, c'est bien dans cette décennie que les masques sont tombés et que le merveilleux, qui était jusque-là le plus souvent encore de mise, devient définitivement un lointain souvenir, dévoré par un présent de plus en plus anxiogène. Une décennie marqué par des talents comme ceux de Gaiman (Sandman débute en 1988), Moore, Miller, Byrne, Simonson, Claremont, Shooter, et tant d'autres encore; les eighties, forever.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vous nous lisez? Nous aussi on va vous lire!