Un attentat sur la personne du candidat au poste de Président des Etats-Unis, le Sénateur Turley, est déjoué au dernier moment, en plein meeting. Les deux assaillants sont abattus avant qu'ils puissent commettre l'irréparable. Il s'agit d'une toute jeune femme vêtue comme une cow-girl, et de… Rorschach ? Ne vous laissez pas prendre par les apparences, même si cette œuvre complexe et dense de Tom King et Jorge Fornes est bien plus proche de Watchmen, dans l'esprit, que tout ce qui a été écrit par la suite, il ne sera pas question de super-héros en costume ou de la version originelle du justicier à cagoule énigmatique. Plutôt de son héritage, de manipulations, de la politique en eaux troubles, de ce que l'idée de justice et de vérité évoque en chacun des lecteurs. Le rythme est par ailleurs assez lent, et c'est principalement une enquête de longue haleine qui débute avec cette double mort violente, tout comme c'était celle encore plus effroyable du Comédien qui servait de point de départ au travail d'Alan Moore et Dave Gibbons. Un détective est chargé de comprendre et rassembler les preuves, et en apparence, chacun de ses pas le mène vers une folle théorie et le camp adverse, celui du président sortant Robert Redford, qui brigue un cinquième mandat consécutif, fort des voix des habitants du Vietnam qui lui sont acquises (dans l'univers de Watchmen, les américains ont remporté la guerre en Asie grâce au Docteur Manhattan, ce qui a modifié l'Histoire telle que nous la connaissons). La mise en page de Fornes et le story-telling discret mais toujours d'une minutie exemplaire, permettent de guider progressivement le lecteur à travers une forêt de détails, de points communs, de fausses routes, qui s'assemblent pour former un tout cohérent, pathétique et complotiste. L'ambiance est si particulière qu'elle occulte également les repères temporels pour situer l'action. Si le ton général, de la couleur à certaines représentations graphiques, évoquent les années 1970 (et la technologie plus rudimentaire, dont l'absence du téléphone portable, remplacé par de simples bipeurs), des faits régulièrement annoncés permettent de comprendre le caractère contemporain du récit (Ben Laden a été arrêté en 2001 alors qu'il préparait un attentant, vous devinez lequel… ou encore le suicide de Saddam Hussein quelques années plus tard). Pour ce qui est de Rorschach lui-même… et bien disons qu'ici, son incarnation est un dessinateur de bandes dessinées. Il s'agit de Will Myerson, l'auteur de nombreuses œuvres, écrasé par le succès de sa série Ponce Pirate, qui vivait en reclus dans son appartement/refuge depuis des décennies, avant qu'il ne soit contacté par une jeune fille persuadée d'avoir raté sa vie, et qu'un échange épistolaire ne s'installe entre ces deux âmes en peine, à la recherche d'un sens à un quotidien qui leur échappe. Celle qu'on nommera "Kid" est persuadée que les "héros" n'ont pas disparus après l'attaque du calmar géant qui vient conclure Watchmen, mais que leurs esprits habitent désormais de nouveaux corps, en attendant la nouvelle guerre qui se prépare et approche.
Si Will Myerson est devenu célèbre pour avoir mis en scène les aventures d'un pirate (Ponce Pirate, dans le cas qui nous occupe), il n'est qu'un des éléments de méta-bande dessinée présents dans cette œuvre. On peut même découvrir Frank Miller en personne, ou tout du moins le Frank Miller d'un univers subtilement différent, où il aurait réalisé The Dark Fife Returns, au lieu du Dark Knight. Sans qu'il soit d'ailleurs bien clair si Tom King rend alors un vibrant hommage au travail séminal de son ainé, ou s'il en critique l'évolution récente, et disons-le franchement, assez réactionnaire. Ce qui n'est plus très clair, au fur et à mesure qu'on progresse dans l'intrigue, c'est ce qui relève de la réalité, de faits physiques et vérifiables, de ce qui se déroule dans la tête des personnages; et d'ailleurs parfois les deux plans narratifs se superposent, se répondent, dans des pages où la folie lucide n'est jamais très loin. C'est qu'une grande part du travail d'interprétation est laissée au lecteur. Même le détective qui mène son enquête n'est qu'un individu anonyme, dont il n'est rien dévoilé si ce n'est sa mission, et les chemins qu'il arpente pour la porter à son terme. On peut parfois saisir la manière dont ses pensées sont contaminées par l'héritage de Walter Kovacs, par ce que représente Rorschach et le doute qu'il instille dans l'esprit de ceux qui le contemplent, à travers de petits indices comme ce "hurm" qui ponctue la dernière vignette d'un épisode, et permet d'enchaîner sur le suivant, en explicitant silencieusement ce qui se joue dans les pensées d'un homme qui se heurte au mensonge, à l'absurdité d'un mal vertueux, ou de la vertu du mal (nécessaire, forcément). Un héritage qui se perd dans des délires complotistes, des thèses qui confinent à la démence totale (la réincarnation des esprits des héros de Watchmen), et qui finalement s'ajustent parfaitement aux interprétations personnelles d'individus désorientés, mais qui sont intimement convaincus d'avoir entrevu la lumière, et de marcher dans sa vérité, en lutte contre la décadence globale. Violence, intolérance, fascisme larvé, derrière le masque de Rorschach se cachent de sombres pulsions, les errances d'individus qui érigent le destin personnel au dessus de la communauté, dans laquelle leurs fantasmes trouvent toujours matière à justifier l'injustifiable. Si l'ennemi dans Watchmen était un héritage de la guerre froide, il est ici typiquement ce vide post moderne qui résonne en beaucoup d'âmes perdues, pour lesquelles le héros masqué et costumé est aussi la signe d'une possible revanche sur la vie. Du super héroïsme au nihilisme, Tom King et Jorge Fornes livrent ici une transition remarquable, impitoyable, cliniquement fascinante, et qui exigera de votre part une vraie lecture attentive.
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